Via Appia, au nord de Setia, 3 jours avant les calendes d'octobre

A la pointe du jour, le brasier qui consumait le corps du pauvre Manius brûlait toujours. Et Sylla, immobile, ne pouvait détacher son regard des flammes. Pompeius s'approcha.

PR: Lucius, va prendre un peu de repos, tu ne peux plus rien pour lui…

L'imperator ne répondit pas. Comme il l'avait promis à son esclave, toute la légion avait participé à l'élaboration du bûcher funéraire. En moins d'une heure, une cinquantaine d'arbres avaient été abattus et la nouvelle s'était répandue aussi vite qu'une trainée de poudre: Marius avait assassiné leurs officiers et les amis de leur général! Une profonde indignation avait secoué les troupes. Et plus que jamais, la rage grondait au sein de l'armée. "Ah, Marius disait qu'ils n'étaient pas les légionnaires de Rome, mais ceux de Sulla! Alors on allait lui apprendre, à la Vieille Mule, ce qu'était une armée romaine dévouée à son général!" Si quelques soldats étaient encore récalcitrants, maintenant, ils étaient tous bien décidés à entrer dans Rome le glaive à la main.

Une fois le bûcher funéraire monté, Sylla avait donné l'ordre aux troupes d'installer le campement pour la nuit. Il veilla à ce que chacun s'attèle à ses tâches habituelles et ne prononça plus un seul mot. Au coucher du soleil, il annonça officiellement à toute l'armée l'assassinat de leurs officiers sur ordre de Marius, ainsi que l'odieuse façon dont il avait poignardé à mort son fidèle esclave Manius, intendant de la domus Sulla depuis plusieurs décades. Il précisa qu'il ne pouvait désormais plus pardonner à Marius en raison de cet acte gratuit et combien il était plus que jamais déterminé à venger la mort de ses amis. Le bûcher qu'il allait allumer était en mémoire de toutes les victimes de Marius et de Sulpicius. Il alla ensuite déposer des pièces en or pour le Passeur sur les yeux du vieux Manius et il l'embrassa une dernière fois. Puis il alluma le brasier, s'agenouilla et ne bougea plus de toute la nuit. En se réveillant, le second consul avait été surpris de le découvrir encore là.

PR: Lucius… insista Pompeius en posant sa main sur l'épaule de son collègue.

Sylla bougea un peu et leva sa tête vers Pompeius.

LS: Je prie, Quintus, je prie…

PR (étonné): Tu es resté comme ça toute la nuit?!

LS: J'ai prié Pompeius, j'ai prié comme jamais pour les âmes de tous les êtres qui m'étaient chers et qui sont morts: ma mère, mon père, mon frère, mes femmes, mon fils, et tant d'autres encore… (Dans un état second): Cette nuit, j'ai senti leurs présences, tu sais… (Dur avec lui-même): J'ai tellement de colère en moi, Quintus…

PR (s'agenouillant à côté de Sylla): Moi aussi Lucius… (Mélancolique): As-tu senti la présence de mon fils aussi?

LS (encore plongé dans sa transe): Ton fils est toujours sur le Forum, le glaive à la main, tentant de tuer Sulpicius… Je le vois comme si nous y étions encore, Quintus… Je crois qu'il veut toujours te protéger et qu'il t'attend…

PR (très ému): Lucius, est-ce nous qui avons provoqué tout ça?

LS (fataliste): Non, Quintus. Parfois les dieux sont bons avec les hommes, mais la plupart du temps, ils sont cruels. Si Fortuna finit par exaucer un de tes souhaits, elle te prendra une autre chose… Les dieux ont décidé de nous mettre à l'épreuve, même si nous n'avons rien demandé…

PR: Crains-tu toujours la colère des dieux?

LS (le regard dans le vague): Cette nuit, je les ai aussi priés pour qu'ils m'absolvent de mon crime… Je leur ai demandé de me pardonner parce que j'allais violer l'enceinte sacrée Rome comme un vulgaire barbare. Dans les flammes du brasier, j'ai alors vu la silhouette de Jupiter, puis celle du Capitole en flammes… Je crois sincèrement que nous devons marcher sur Rome, Quintus, sinon, il arrivera encore des malheurs plus terribles à la République.

PR (soulagé): Jupiter est donc toujours avec nous!

LS (se relevant): Prépares-toi Quintus, demain nous attaquerons Rome…

Sylla se rendit sous sa tente, mais refusa de prendre du repos. Il était pressé d'arriver à Rome et d'en découdre enfin avec Marius le glaive à la main. Il sortit pour remettre les légions en état de marche quand Caesar Strabo demanda à lui parler.

CS: Je sais à quoi tu penses.

LS (ironique): Dis-moi donc…

CS (lançant un ultimatum): Tu ne tueras pas Marius de tes propres mains.

LS (l'œil noir): Oh si, Gaius, c'est exactement ce que je vais faire!

CS (posant sa main sur la poitrine du consul): Non, tu ne le feras pas!

LS (retirant la main): Ne t'avise pas de m'en empêcher!

CS (lui bloquant le passage): Au nom du Sénat et du Peuple de Rome je t'en empêcherais!

LS (surpris): Au nom de… quoi???

CS (déterminé): Tu m'as très bien entendu. Je te rappelle Lucius Cornelius Sulla, fils de Lucius et petit fils de Publius, que tu es le premier consul, celui qui dirige la République. Que tu as reçu la couronne d'herbe, que l'armée t'a décerné le titre d'imperator et que Rome compte sur toi pour aller combattre Mithridate.

LS (aveuglé par la colère): Et alors?

CS (sérieux): Et alors, si tu t'abaisses à tuer Marius de tes propres mains, tu seras indigne d'être le héros de la République! Et nous ferons en sorte que cette fois, le Sénat et le Peuple te destituent légalement.

LS (touché): Tu ferais ça?

CS (menaçant): Oh oui, je le ferais. Sans hésiter.

Sylla s'arrêta, semblant avoir été foudroyé sur place.

Sylla consul

CS (continuant): Je te rappelle, Premier consul, que tu te bats pour Rome et pour la République. Nous te défendons d'utiliser l'armée et le Sénat pour régler ton conflit privé avec Marius!

Sylla fit subitement volte-face et regarda Vopiscus droit dans les yeux.

LS (noir): Alors quand toi, ton frère et le Sénat vous me suppliez d'envoyer l'armée à votre secours, je dois vous obéir. Mais quand on tue des membres de ma famille et que je veux me venger, je dois gentiment baisser mon glaive et présenter des excuses à toute la République! Et je suppose que je dois aussi pardonner à mes ennemis en plus!!! (Tombant le masque): Pour qui me prends-tu Caesar? Je ne suis pas le chien fidèle du Sénat et je ne me plierai pas à votre volonté. Dites-vous bien que sans moi, votre satanée République est morte! Alors ne t'avise plus jamais de me menacer.

CS (pas impressionné): Que ce soit au Sénat ou devant le peuple, je t'ai toujours soutenu! Les autres craignaient ce qui arriverait si nous mettions un imperator à la tête de la République. Je leur ai assuré que nous n'avions rien à craindre de toi. Ne nous déçoit pas Sulla!

Caesar Strabo s'éloigna. "Un imperator à la tête de la République". Ces paroles frappèrent Sylla. Vopiscus était venu lui parler en ami et il avait raison. Quoi que cela puisse lui en coûter, il ne devait pas céder à son ressentiment personnel face à Marius, sinon il perdrait tout. Mais combien cela allait être dur pour lui de se maîtriser. Il imagina Marius à genoux devant lui, le suppliant d'épargner sa vie. Il adressa une prière aux dieux: "Faites que tout se termine ainsi".

Rome, 3 jours avant les calendes d'Octobre

Le consulaire Lucius Valerius Flaccus attendait de pied ferme Marius et ce qui restait du Sénat sur les marches de la Curie. Le soleil n'était pas encore levé, mais il avait donné l'ordre à ses esclaves et à ses clients d'aller tirer les sénateurs du fond de leur lit et de les ramener par la peau du cou s'il le fallait! Flaccus était certes un populares qui soutenait les actions de Marius depuis plusieurs années - il avait été consul avec lui! - mais là, sa faction avait dépassé les bornes admises. Quand son fils, préteur, lui avait raconté ce qui s'était passé lorsqu'il était arrivé chez lui hier au soir, Flaccus l'avait giflé. En tant que pater familias, il s'était retenu à grand peine de le déshériter et de l'envoyer directement chez Sylla. Laisser Marius et Sulpicius assassiner des officiers de la République venus parlementer! Mais c'était une véritable déclaration de guerre! Maintenant, six légions avaient une excellente raison d'entrer dans Rome! Bravo pour une telle stupidité! Et encore, Flaccus avait du s'asseoir quand son fils lui avait annoncé que le Sénat avait désigné Marius premier consul en remplacement de Sylla!!!

Sulpicius arriva le premier avec une partie de son Anti-Sénat. Le tribun de la plèbe ne dormait en effet plus du tout. "Six putains de légions marchent sur Rome et Marius continue à provoquer Sulla! Notre cause est désormais totalement suicidaire". Sulpicius en était même à se demander s'il n'allait pas amener à Sylla la tête de Marius. Il savait cependant que les deux consuls ne lui pardonneraient jamais la mort de leur fils... "Tant qu'à être déjà mort, autant mourir les armes à la main! Si au moins j'arrivais à soulever le peuple contre Sulla!" Il allait passer les prochaines heures à haranguer la population dans tous les quartiers de la Ville.

Sulpicius s'apprêta à entrer dans le Curie avec son Anti-Sénat. Flaccus tendit son bras pour l'empêcher de passer.

VF: La session de ce matin est strictement réservée aux sénateurs.

S (faussement étonné): Ah bon? En tant que tribun de la plèbe, je suis aussi sénateur figures-toi.

VF (faisant un signe de la tête): Je ne parlais pas de toi, mais des glaives qui t'accompagnent.

S: ah, eux?! Oh, c'est vrai, tu n'es pas encore au courant, mais le Sénat a validé ma proposition de loi sur la création d'une Assemblée Latine, hier…

VF: En échange du consulat concédé à Marius je suppose?

S (menaçant): Pourquoi? Tu es contre cette motion sénateur?

VF (voyant les glaives prêts à être sortis de leur fourreau): Non, Sulpicius… Seulement pour te rappeler que selon tes propres lois, ton Assemblée Latine n'a rien à voir avec le Sénat…

S (plus aimable): D'accord! (A ses sbires): Rangez vos glaives, les gars. Ce matin, il s'agira juste pour le Sénat de déclarer officiellement la guerre à Sulla et à Pompeius Rufus, n'est-ce pas Valerius?

VF (ironique): Je suis ravi que vous ayez attendu mon retour pour mettre au vote cette si importante motion.

Sulpicius entra dans la Curie et l'Anti-Sénat s'éloigna. Puis Julius César arriva sous le regard noir de Flaccus.

VF: César, je veux la vérité: c'est toi qui a poussé Marius à réclamer le commandement de la guerre contre Mithridate?

JC (étonné): Pourquoi donc tout le monde à Rome pense que j'y suis pour quelque chose?

VF: Parce qu'en tant qu'ancien gouverneur d'Asie, tu as forcément des intérêts à défendre dans cette guerre. Et tout le monde sait que tu n'es pas le meilleur ami de Sulla! Dis-moi César, quel sera ton rôle dans l'état major de Marius?

JC (en colère): Je n'y suis strictement pour rien Valerius! Et ce n'est pas parce que j'ai accueilli le roi de Bithynie sous mon toit que je soutiens toutes les actions de mon beau-frère! Je ne partirai pas en Asie avec Marius si c'est ce que tu veux savoir.

VF: Alors qu'est-ce que tu fiches ici au lieu d'être avec tes cousins?

JC: Je suis ici par ce que je défends à la fois les intérêts de Marius et ceux du Sénat, tout comme toi! (Plus bas): Ce que je veux, c'est surtout me débarrasser de Sulpicius qui est en train de faire tout échouer avec son Anti-Sénat.

VF (bas): Tu as un plan?

JC (bas): Il faut d'abord restaurer l'autorité du Sénat. C'est crucial pour notre cause, Valerius.

VF: Je suis entièrement d'accord, César.

Au lever du soleil, la poignée de sénateurs était réunie, avec un Mucius Scaevola qui marmonnait tout seul dans sa barbe sur le respect du aux anciens qui n'existait plus, comme le reste du mos maiorum. Gaius Marius s'était assis d'office sur la chaise curule de Sylla.

Marius vise un nouveau consulat

CM: Bien, je suppose que Valerius Flaccus père a des choses importantes à dire pour nous avoir fait tirer du lit à une heure aussi matinale. Nous t'écoutons sénateur.

VF (diplomate): Merci, premier consul. J'ai été rencontrer Sulla, Pompeius Rufus, Lucius Caesar, Caesar Vopiscus et Publius Crassus, ainsi que les six légions de la République…

CM (le coupant): De Sulla! Les six légions "de Sulla"! Nous te prions d'être précis sur ce point Valerius…

VF (voulant faire prendre conscience à Marius de la gravité de la situation): Effectivement Marius. J'ai bien rencontré six légions qui marchent sur Rome en scandant le surnom de leur général: "Felix!" Tu veux aussi que je te parle de leur devin Postumius qui leur annonce une victoire écrasante et rapide, ou tu préfères connaître la dernière chanson que les légionnaires fredonnent en marchant?

CM (applaudissant): Merci Valerius pour cet exposé très clair de la situation. Six légions se rebellent ouvertement contre Rome sous les ordres de Lucius Sulla et de Quintus Pompeius. Sénateurs, il est temps de prendre des décisions énergiques.

VF: Attend Marius! Sénateurs, je vous informe que je suis parvenu à un accord avec les ex-consuls et l'ex prince du Sénat. (Voyant qu'on l'écoutait): Sulla n'entrera pas dans Rome. Il va stationner avec son armée sur le Champ de Mars. J'ai réussi à obtenir que nous nous réunissions tous au Temple de Bellone pour trouver une issue pacifique à cette crise.

S (se levant): Et Sulla est d'accord avec ça ?!

VF: C'est lui-même qui en a fait la proposition.

CM: Bien. Il semblerait que Sulla possède encore une once d'honneur.

S (à demi rassuré): Les légions n'entreront pas dans Rome?

VF: Non Sulpicius. Sulla et Pompeius m'en ont fait la promesse.

CM (sentant le piège): Que t'as dit Sulla exactement..?

VF: Que si toi et Sulpicius acceptiez de venir le rencontrer au Temple de Bellone, les légions n'entreraient pas dans Rome. Ce sont ses paroles, mot pour mot.

CM (acquiesçant): Hum, hum… Et quand veut-il que nous nous réunissions?

VF: Demain.

CM (bondissant de sa chaise): Demain ?!?

VF (soulagé que Marius le prenne enfin au sérieux): Oui, Marius, demain les légions arriveront au Champ de Mars.

S (s'agitant): Nous n'avons aucune marge de manœuvre! Il nous faut organiser la défense de la Ville immédiatement!

Albinovanus: Nous tenons la Ville! Je vais faire fermer toutes les portes! Sulla serait capable de mettre Rome en état de siège!

CM: Silence sénateurs! (Décidé): Flaccus, je te nomme officiellement Prince du Sénat. Tu vas immédiatement retourner voir Sulla et lui dire que nous acceptons sa proposition.

S (bondissant): Je refuse Marius! C'est du suicide!

CM (autoritaire): Tu feras ce que je te dis Sulpicius! (Se tournant vers Flaccus): Tu préciseras bien à Sulla que le premier consul Gaius Marius accepte sa proposition… à la condition que ses légions ne s'approchent pas de Rome. Plus précisément, qu'elles ne s'approchent pas à moins de 5 milles de Rome…

VF: Merci Marius. En retour, puis-je assurer à Sulla que le Sénat ne votera pas la guerre contre lui et ses légions?

CM: Tu le peux Valerius…

La réunion du mini-Sénat terminée, Sulpicius ameuta la population sur le Forum. Il expliqua aux Romains que Sylla s'avançait vers Rome avec six légions au grand complet, mais la plupart des personnes présentes refusèrent de le croire. Et puis, pourquoi leurs consuls viendraient leur faire la guerre, d'abord? Tout cela n'avait aucun sens! Alors Sulpicius leur avoua ce qu'il en était, que Sylla venait faire la guerre à Gaius Marius. Cette fois-ci, le peuple se mit à rire en traitant le tribun de la plèbe de fou. Les deux meilleurs généraux de Rome se faisant la guerre! Vraiment, Sulpicius ne savait plus quoi inventer pour se faire remarquer! En fin de matinée, Sulpicius du aller chercher Marius pour qu'il vienne expliquer aux Rostres ce qu'il en était. Marius refusa. "Sylla n'attaquera pas Rome! A quoi bon apeurer la population?" En désespoir de cause, Sulpicius rentra chez lui, à bout de nerf, et pleura. "Marius n'est qu'un vieux fou! Sulla et Pompeius vont nous massacrer et ils n'auront aucune pitié. Que n'ai-je tué Sulla lorsque je le tenais sous mon glaive!" En fin d'après-midi, il décida de passer dans les quartiers populaires et de préparer son Anti-Sénat à résister aux légions de Sylla.

...Suite