''Il y avait tant de différence chez Sylla entre le combattant et le vainqueur que, pendant qu'il gagnait la victoire, il était plus doux que l'homme le plus modéré et qu'après la victoire il dépassait en cruauté tout ce qu'on connaissait. Il voulait, à mon avis, montrer par son exemple qu'il pouvait y avoir dans le même individu deux âmes très différentes''. Velleius Paterculus, et d'autres avec lui, ont fini par penser que Lucius Cornelius possédait une double personnalité. En effet, ce qui est fascinant chez Sylla, outre sa glorieuse carrière, c'est son caractère.

UN CARACTERE CONTRADICTOIRE

''Il était d'ailleurs dans toute sa conduite, plein d'inégalités et de contradictions. Prendre beaucoup, donner davantage, combler d'honneurs sans raison, insulter sans motif, faire servilement la cour à ceux dont il avait besoin, traiter durement ceux qui avaient besoin de lui, telle était sa manière; et l'on n'eût su dire s'il était de sa nature plus hautain que flatteur. Il portait cette inégalité jusque dans ses vengeances: condamnant aux plus cruels supplices pour les causes les plus légères, alors qu'il endurait patiemment les plus grandes injustices; pardonnant facilement des offenses qui semblaient irrémédiables, alors qu'il punissait par la mort ou la confiscation des biens les moindres manquements et les plus insignifiants. On expliquerait peut-être ces contradictions, en disant que, cruel et vindicatif par caractère, il étouffait, par raison, son ressentiment, quand son intérêt l'exigeait'' nous dit Plutarque. C'est un aspect dominant de sa personnalité: Sylla semble perpétuellement en contradiction avec lui-même.

ACTEUR ET PROVOCATEUR

''Il était, dit-on, d'un caractère si railleur, qu'étant encore jeune et peu connu, il passait sa vie avec des mimes et des bouffons'', nous révèle Plutarque. Dans sa jeunesse, Sylla passait son temps dans le monde du théâtre, fréquentant la classe des exclus de la société romaine: acteurs, courtisanes, mimes et bouffons. Lucius Cornelius aimait attirer les regards et être au centre des attentions. Sylla partageait leurs vies et leurs débauches et se sentait parfaitement à l'aise dans ce milieu. Il aimait tout autant la célèbre courtisane Nicopolis que le jeune acteur Metrobios, tout en sacrifiant à Bacchus. Quant à son caractère à l'époque, il était vif et mordant, ironique et provocateur. Sylla possédait donc une d'âme d'un acteur et avait le goût de la critique acerbe.

Sylla possède une double personnalité

Et pourtant, Sylla quitta ce milieu pour l'armée romaine, la gloire et les honneurs. Cet efféminé, dont personne ne donnait cher comme soldat, se montra un combattant de premier ordre et un officier non moins redoutable. ''Si l'on voulait considérer et comparer attentivement deux conduites si différentes et même si opposées, on serait tenté de penser qu'il y eut dans la même personne deux Sylla, un jeune débauché et un homme que je qualifierais de brave, s'il n'avait préféré lui-même le surnom d'heureux'', juge Maxime Valère.

UNE PERSONNALITE DISSIMULEE

''Très instruit dans les lettres latines et grecques, et autant dans les unes que dans les autres, d'esprit élevé, avide de plaisir, plus avide de gloire, il se donnait à la débauche pendant ses loisirs, sans que jamais le plaisir lui eût fait négliger les affaires; il aurait pu montrer une plus grande décence dans sa vie conjugale; parlant bien, rusé, facile en amitié, d'une profondeur de dissimulation incroyable, prodigue de toutes choses, et surtout d'argent, le plus heureux des hommes avant sa victoire dans les guerres civiles, mais n'ayant jamais trouvé la fortune supérieure à son activité; plus d'un s'est demandé s'il avait eu plus de courage que de bonheur'', résume Salluste.

Salluste insiste et nous dit que Sylla était ''d'une profondeur de dissimulation incroyable''; jamais personne ne connaissait vraiment le fond de sa pensée. Doté d'un caractère complexe, Lucius Cornelius était imprévisible et déconcertant. Avec lui, on ne savait jamais à quoi s'attendre. Froid, distant, dédaigneux, Sylla se créait pourtant facilement de forts liens d'amitiés, à la vie à la mort. Parmi ses défauts, Lucius Sylla aimait le luxe, la beauté et avait sans cesse de gros besoin d'argent pour réaliser ses ambitions.

ORGUEIL ET RAGE DE VAINCRE

Derrière son attitude froide et hautaine, Lucius Cornelius dissimulait une incroyable rage de vaincre. Brillant, audacieux et intelligent, son sens théâtral lui a permis de développer ses capacités de diplomate. Arriviste, utilisant la ruse et le bluff avec un certain succès, Sylla refuse de perdre. Pour lui, l'échec n'est simplement pas concevable. Perfectionniste, Sylla est très exigeant avec les autres, encore plus dur envers lui-même. Parmi ses qualités, Lucius Cornelius aime à se sentir indispensable. Présent partout, respectueux de l'ordre et de la hiérarchie, Sylla est devenu le légat idéal de l'armée romaine. Mais son ambition dévorante, son goût du pouvoir, le poussaient à viser toujours plus haut. Cependant, son mélange d'orgueil et de réserve l'a rendu plus solitaire qu'il ne le laissa paraître. Car Sylla sacrifia sa vie privée au profit de ses ambitions politiques, cherchant à s'élever dans la société romaine avec des mariages de raison. Pourtant doté d'un caractère passionné, voire même emporté, Lucius Cornelius attendit d'être au fait du pouvoir pour exprimer librement ses sentiments.

UN SENS INNE DE L'AUTORITE

D'un naturel égoïste, Lucius Sylla a finalement choisi de s'engager corps et âme pour défendre une cause qu'il croit juste. La sienne s'appelle Rome. Pour Elle, il est prêt à tout donner et à tout sacrifier. Sans compromission, pur et dur, incorruptible et indomptable, son atout principal est son sens inné de l'autorité. Combatif et déterminé, Sylla s'impose naturellement grâce à son fort charisme et à son caractère entier. Doté d'une grande maitrise de lui-même, d'un talent certain pour le dialogue, d'un esprit très ouvert, philosophe à ses heures, avide de connaissances, Lucius Cornelius su devenir un grand meneur d'hommes. Avec une voix apte à capter l'attention des foules, Sylla utilisa ses talents oratoires pour motiver ses troupes à sans cesse se dépasser. Lucius Cornelius était en outre doté d'un esprit pénétrant, et d'un jugement très sûr de l'espèce humaine. ''Une rare sagacité pour pénétrer les pensées des hommes et pour apprécier avec justesse la nature des choses'' dit Dion Cassius. Cependant, sa trop grande lucidité sur le monde finit par le rendre amer et parfois cruel.

MYSTIQUE ET TYRANNIQUE

Superstitieux à l'excès, Sylla se voulait avant tout libre et indépendant. Ne craignant ni les dieux ni les hommes, Lucius Cornelius usait de répliques théâtrales destinées à frapper les esprits. Mais il possédait aussi un autre don, encore plus redoutable: celui de communiquer avec le monde des esprits. En devenant l'interprète des dieux, Sylla s'adressait aux âmes tout autant qu'aux hommes. Doté d'un fort pouvoir de persuasion, d'une grande ascendance morale, d'une autorité incontestable, Sylla ajouta à toutes ses qualités celle d'avoir été élu par les dieux: un mélange terrible et imparable. Sachant lui-même s'entourer d'une sorte d'aura sacrée en guise de protection, Lucius Cornelius cherchait sans cesse à s'éprouver et à se dépasser, tout autant physiquement que moralement. Capable de réunir des tempéraments et des idéaux opposés, de rallier des hommes différents dans une grande cohésion, Sylla plaçait les valeurs civiques et l'attachement à Rome au-dessus de tout.

Sylla est autant mystique que guerrier

Ne laissant jamais rien au hasard, travailleur acharné et volontaire, détestant la médiocrité, Lucius Sylla aimait avant tout diriger et commander. Mais son autoritarisme inné fini par tourner au despotisme une fois qu'il posséda le pouvoir absolu sur l'Empire Romain.

INSENSIBLE ET SANS PITIE

''Sylla vainquit les Samnites: couvert de gloire jusqu'à ce jour, la renommée de ses exploits et la sagesse de ses résolutions, son humanité, sa piété envers les Dieux l'élevaient bien au-dessus de tous les Romains. Chacun reconnaissait que son mérite lui avait donné la Fortune pour auxiliaire; mais après cette victoire, il s'opéra chez lui un tel changement, qu'on ne saurait dire s'il faut attribuer au même homme les actions qui la précédèrent et celles qui la suivirent: tant il est vrai, à mon avis, qu'il ne put supporter son bonheur. II se permit ce qu'il avait reproché aux autres pendant qu'il était faible; il alla même plus loin, et fit des actions plus barbares. Sans doute il avait toujours eu le désir de les commettre; mais ce désir se révéla dès que Sylla fut puissant: aussi plusieurs pensèrent-ils que le pouvoir suprême fut la principale cause de sa méchanceté'' s'interroge Dion Cassius. Et certains évoquaient même le temps où l'on voyait encore Sylla pleurer en public, regrettant désormais que la dureté des combats l'ait transformé en dictateur insensible.

De général victorieux, d'homme pieu et dévoué à Rome, Sylla devient un dictateur cruel. Mais on le dit cruel alors qu'il est sans pitié contre tous ses ennemis et les ennemis de Rome. ''La cruauté, qui n'est autre chose qu'un excès de rigueur dans la mesure des châtiments'' dit Sénèque. Il est dur avec les lois de Rome car trop de démagogues ont voulu détourner le peuple et la République à leurs profits. Sylla rétablit donc l'équilibre en soignant le mal par le mal, tel était son remède implacable pour Rome, même s'il fallait encore verser du sang et des larmes pour cela et s'attirer d'autres haines farouches. ''Sylla était plus violent que sage'' dira Cicéron.

Lucius Sylla se faisait autant d'ennemis que d'amis. Son caractère libre et indépendant, qui n'acceptait pas de se laisser acheter et corrompre, lui attira la haine de presque tous les hommes d'argent, les equites, l'ordre des chevaliers, autant que celle de Gaius Marius. Les chevaliers firent donc tout ce qui était en leur pouvoir pour détruire Sylla, sa réputation, son ambition. Et ne pouvant réussir à l'atteindre lui, ils s'en prirent à son entourage, ses amis, sa famille, ses propriétés, jusqu'à sa citoyenneté. Fallait-il donc s'attendre à ce que Sylla se montre clément envers ceux qui cherchait à le briser? Sa réaction fut donc cinglante. Mais son attitude choqua tous les Romains, ne s'attendant à voir l'honorable Lucius Cornelius Sylla laisser libre cours à sa colère, lui qui semblait toujours juste et généreux.

QU'ILS ME CRAIGNENT POURVU QU'ILS M'ADMIRENT

Montesquieu pensa que Sylla était fait pour vaincre et non pour régner. Mais Lucius Cornelius était bien fait pour être le Maître de Rome. D'autre sont allés jusqu'à affirmer qu'il n'avait aucun sens politique, qu'il était un réactionnaire, un homme du passé. Mais Sylla possédait en fait un sens politique et social très développé. Et il voyait l'avenir de Rome avec un œil froid et cynique. Jamais les Romains n'abandonneraient leur système politique dont ils étaient si fiers, Sylla le premier. Et pourtant, il fallait réformer tout l'état d'une main de fer et… diviser pour mieux régner. Sylla imposa donc à Rome une monarchie qui avait pour nom République et appliqua les principes de son caractère contradictoire à tout le système exécutif et législatif. Quant à lui, il était Felix, élu par les dieux et père de la patrie, le nouveau Romulus; il était en même temps la loi et au-dessus des lois.

Sylla aime le rôle du justicier impitoyable

''Qui fut jamais aussi grand et aussi puissant que Sylla?'' demande Valère Maxime. Lucius Sylla est à la fois un homme que l'on craint et que l'on admire. Adulé par le peuple, respecté par les sénateurs, haï des chevaliers, considéré comme un dieu vivant par ses légionnaires, Lucius Sylla, parvenu au fait de la gloire, n'avait plus à cacher sa véritable personnalité. Il affirma au grand jour sa soif de sang et de justice, s'afficha avec ses amis du théâtre, les considérants comme des hommes respectables de la société romaine et en devenant leur mécène. Enfin, il révéla sa bisexualité et le nom de son amant à tout Rome. Affranchi du pouvoir, Sylla démontrait par sa conduite que tous les honneurs et le pouvoir du monde ne pouvaient parvenir à le détourner de ses passions et de son âme véritable.

GRANDEUR D'AME

On aurait pu croire qu'un dictateur aussi cruel et débauché que Sylla ne parviendrait plus à susciter l'admiration des Romains. Salluste n'éprouve pour sa conduite qu'un étrange sentiment, entre honte et regret. Et seul Plutarque parvient à lui trouver une grandeur d'âme: ''Sylla, exilé et persécuté par ses ennemis politiques, a su, dans le temps même où l'on chassait sa femme, où l'on rasait sa maison, où l'on faisait mourir ses amis, tenir tête en Béotie lui-même à d'innombrables dizaines de milliers d'ennemis, exposer sa vie pour la patrie, et lui dresser finalement un trophée. Mithridate eut beau lui offrir une alliance et un appui militaire contre ses ennemis; Sylla ne fit aucune concession; loin de fléchir ou de se résigner à la moindre politesse, il ne lui adressa même pas la parole et ne lui tendit pas la main avant d'avoir reçu de sa bouche l'assurance qu'il évacuait l'Asie, livrait ses vaisseaux, s'inclinait devant les Rois légitimes de Bithynie et de Cappadoce. Sylla n'a fait, me semble-t-il, absolument rien de plus beau, ni donné un plus grand témoignage de sa grandeur d'âme: il a préféré le bien public à son intérêt personnel; et, comme les chiens généreux qui ne suspendent pas leur morsure et ne lâchent pas prise avant que l'adversaire ne s'affaisse, il a vengé Rome avant de courir à sa revanche privée''.

La déesse Roma

Sylla, l'Imperator Felix, d'esprit élevé, possédait une grandeur d'âme qui sauva tout le reste de sa conduite: il a préféré le bien public à son intérêt personnel. C'est ainsi qu'il refusa l'alliance de Mithridate et c'est ainsi qu'il abdiqua le pouvoir: pour le bien de Rome. Au fond, seul la grandeur et la prospérité de Rome comptait à ses yeux. Et il avait réussit au-delà de toute espérance: il avait vaincu les ennemis extérieurs comme intérieurs, avait reçu la couronne d'herbe, récompense la plus sacrée pour un citoyen romain, et Rome elle-même comme prix pour ses victoires. Trop de bonheur pour un seul homme. Et, mut par sa lucidité intérieure, il refusa à son tour de se laisser corrompre par Rome elle-même. Toute sa vie, Sylla rechercha le pouvoir suprême. L'ayant obtenu, il se rendit finalement compte que le pouvoir ne satisfaisait encore pas assez à son bonheur…

Enfin, si Sylla semble avoir possédé une double personnalité, c'est bien parce que deux âmes vivaient en lui: la sienne et celle de Rome.

Et seul l'homme de théâtre Etienne de Jouy a su deviner et exprimer au plus juste cette réalité. Quelques mots qui sont autant un hommage qu'une saisissante épitaphe:

''A Rome et à l'homme le plus extraordinaire qu'elle ait vu naître, au terrible et mystérieux Sylla: il fut grand comme elle, elle fut atroce comme lui; il voulut comme elle être libre, et comme elle, se faire une immortelle renommée''.