"ISTUD INTER RES NONDUM IUDICATAS QUALIS SULLA FUERIT"

 

''Quand on rangeait parmi les problèmes le jugement à porter sur Sylla…'' écrivait Sénèque. Quel jugement porter sur Sylla? Sylla dit cruel, débauché et sanguinaire, mais qui restaure l'ordre dans la République et refonde l'Empire Romain. A-t-il fait plus de bien ou plus de mal à Rome? Faut-il juger Sylla d'un point de vue moral ou historique?

DES SOURCES PARTIALES

Il est difficile de pouvoir juger l'œuvre de Sylla car certaines sources font cruellement défaut. Ainsi, nous ne savons presque rien de la jeunesse de Lucius Sylla jusqu'à ce qu'il devienne questeur. Pourquoi? Qu'avait donc Sylla à cacher? Nous sommes tentés de répondre que Sylla a voulu cacher sa jeunesse débauchée et le fait qu'il devait l'origine de sa fortune à une courtisane. D'autre part, Sylla s'intéressait au théâtre, une passion très mal vue par le milieu sénatorial. Dans ses Commentaires, Sylla se garda bien de montrer cet aspect là de sa personnalité. Quant à ses débuts militaires… ils sont passés sous silence. Quoi que Salluste en écrive, Sylla n'aurait pas pu être élu questeur s'il n'avait pas un minimum d'expérience militaire. Sans doute ne s'est-il pas montré à son avantage pendant cette période, avant de changer d'avis sur le métier des armes lorsqu'il a eu les moyens de ses ambitions. Sylla a-t-il été ami avec Gaius Marius? Et surtout, Marius et Sylla s'étaient-ils déjà rencontrés avant que Sylla ne soit élu questeur? Il est plus que probable que les deux hommes se soient rencontrés avant. Possiblement, déjà en Afrique du temps de Metellus, et peut-être même lors des campagnes en Gaule. Pour autant, les deux hommes devaient se côtoyer de loin et ne semble pas avoir été amis.

Quant aux sources concernant sa questure jusqu'à sa dictature, beaucoup proviennent de ses Commentaires repris par Plutarque. Sylla, aidé par Lucullus et son secrétaire Epicadus, a magnifié tous ses combats, en témoigne les chiffres fantaisistes des pertes romaines lors des batailles et ses actions héroïco-théâtrales dans les moments les plus critiques, comme s'emparer d'une enseigne de la légion alors que Marius et Sulpicius tiennent les rues de Rome. Comme si tout ce qu'il avait déjà réalisé en vrai sur le terrain n'était pas encore suffisant! D'autre part, Sylla s'est littéralement surpassé dans la surenchère mystique: plus que par les armes, c'est par la volonté des dieux qu'il triomphe. Ce qui est pour le moins assez incroyable, c'est que ni Salluste ni Appien d'Alexandrie, pour ne pas parler des autres, n'ont remis en question les faits décrits dans ses Mémoires: ni les récits des batailles, ni ses rencontres avec Bocchus et Mithridate, ni même et surtout son emprise sur la religion! Heureux général, il est devenu, Imperator Felix, il reste pour toujours! On dira donc que les historiens grecs et romains ont été très indulgents avec les Commentaires de Sylla, et ses exploits guerriers quasiment érigés en mythe littéraire autant par les uns que par les autres.

Quant aux sources sur sa dictature, elles proviennent quasiment toutes de la faction de César et d'Auguste, hostile à la République en général et à Sylla en particulier. Cela du fait que César ait rappelé au gouvernement tous les fils des proscrits de Sylla! D'autre part, Cicéron, grand ami de Lucullus, se garde bien d'émettre un véritable avis sur Sylla. Il n'en reste pas moins que les faits et les lois édictées pendant les mois de sa dictature sont assez bien connus. La durée de sa dictature a cependant été rallongée de près du quadruple, surtout par les auteurs grecs. Depuis César, il apparaissait évident qu'un Imperator qui prenait le pouvoir par la dictature le prenait à vie. De là, la superposition historique entre la dictature de Sylla et celle de César. Grave erreur d'interprétation...

En bref, avec ces sources partiales, nous avons l'impression d'avoir un Sylla avec trois personnalités différentes: le jeune et obscur débauché, le général héroïque et le dictateur sanguinaire.

LE CRUEL SYLLA

Ainsi, derrière les faits, c'est surtout la personnalité de Sylla qui intrigue. Comment un débauché pareil a-t-il pu devenir le maître de Rome? Si Lucius Sylla avait été aussi débauché qu'on le raconte, ou que Collen Mac Cullough l'écrit dans ses romans, jamais il n'aurait pu exercer la dictature à Rome. En effet, ''Sylla vainquit les Samnites: couvert de gloire jusqu'à ce jour, la renommée de ses exploits et la sagesse de ses résolutions, son humanité, sa piété envers les Dieux l'élevaient bien au-dessus de tous les Romains'', rappelle Dion Cassius. Sylla apparaissait donc humain, pieu et sage pour ses contemporains. On est donc très loin du portrait que dressera de lui à posteriori la faction de César!

Pour autant, la cruauté de Sylla n'est pas un mythe inventé. Deux faits le prouvent: la mise à mort de la population d'Athènes et celle des 3000 Samnites qui s'étaient rendus. Aucune pitié pour de pauvres citadins réduits à la famine. Aucune pitié contre des soldats qui ont déposé le glaive. De là, la difficulté des Romains à porter un jugement objectif sur Sylla: comment un homme aussi humain, pieu et sage que lui a-t-il pu commettre des meurtres pareils? Par vengeance? Oui, le peuple d'Athènes l'insultait continuellement depuis les remparts de la cité. Oui, c'était une situation de guerre. Etait-ce une raison pour agir de la sorte? Oui, pour Sylla, afin qu'Athènes serve d'exemple pour toutes les cités qui auraient la mauvaise idée de se révolter contre Rome à l'avenir. Non pour le commun des mortels pour qui l'idée d'Empire romain passe bien après cet excès de colère et de vengeance. Curieusement, même Plutarque est clément envers Sylla lorsqu'il écrit que le proconsul romain laissa ses lois et sa citoyenneté aux Athéniens… Quant aux Samnites, jamais on ne vit un Romain plus acharné à leur perte que Sylla. Par vengeance encore? Après la Porte Colline, beaucoup avaient oublié le nombre de Romains tués par les Samnites pendant la Guerre Sociale… Pas Sylla. Après, pour les Romains, ils furent surtout choqués que Sylla termine la Guerre Sociale à deux pas du Sénat et non sur un champ de bataille. Mais par cette manœuvre, Lucius Sylla voulait associer le Sénat à ce règlement de compte. Ainsi, on pouvait toujours croire que la sentence contre les Samnites venait du Sénat et avec l'assentiment du Sénat, pas de Sylla… Sylla n'aurait d'ailleurs jamais agit de la sorte sans avoir le Sénat derrière lui… Encore une manœuvre politique et théâtrale de Sylla bien peu compréhensible au commun des Romains… Quant aux proscriptions, si elles choquèrent les Romains, elles choquèrent surtout le milieu équestre et sénatorial, pas le peuple. D'autre part, elles ne visaient qu'une partie infime des premières classes. Si ces proscriptions ont pris tant d'ampleur, ce n'est qu'à posteriori puisque c'était la faction de César, qui fut touchée par ces proscriptions, qui fut finalement victorieuse et put imposer sa version de l'Histoire.

Sylla fut-il donc bien le cruel tyran de l'Histoire? Oui selon la définition de Sénèque: ''la cruauté, qui n'est autre chose qu'un excès de rigueur dans la mesure des châtiments''. Non, quand on voit ce qu'à fait Marius à son retour à Rome et César par la suite, comme le génocide de près d'un million de Gaulois. Et pour ne citer qu'un exemple de sa fameuse clémence: jusqu'à oser célébrer un triomphe dans les rues de Rome après avoir vaincu les derniers survivants de la faction optimates! Après cela, est-ce donc bien Sylla que l'on doit juger comme le ''cruel'' tyran de la République romaine?

L'AMBIGUITE DE LA DICTATURE

La dictature de Sylla n'était pas une monarchie, et pourtant, en accaparant les pleins pouvoirs, elle en avait toutes les apparences. Une monarchie limitée dans le temps? Une tyrannie? Une république militaire? Une monarchie républicaine? Si l'on s'accorde pour dire que la dictature de Sylla était une dictature républicaine dans le sens conforme à la tradition romaine et au mos maiorum, c'est l'ambigüité des lois promulguées par Sylla qui ont semé le doute dans les esprits des historiens ainsi que des sources contradictoires. Appien d'Alexandrie - qui décidemment confond un peu trop César et Sylla... - écrit que Sylla s'est fait octroyer les pleins pouvoir pour un temps indéterminé. En effet, d'après sa nouvelle législation, les consuls n'ont de réels pouvoirs que pendant six mois et le Sénat est divisé entre patriciens et chevaliers. D'autre part, il faut souligner le caractère contradictoire de Sylla qui s'est ressenti jusque dans son programme législatif. Sylla semble donc diviser le pouvoir exécutif pour mieux régner. Quel était son but?

Il semble que son but ait été de se faire élire consul dès la sortie de sa dictature. Si Sylla abdiquait bien la dictature à l'automne 673 (-81) il n'avait encore aucun envie d'abdiquer son imperium. De là, son idée de se présenter aux élections consulaires, pour conserver son pouvoir dans les limites maximales tolérées par les lois républicaines. En ce sens, il affaiblissait bien les institutions républicaines pour conserver le pouvoir.

Sylla voulait-il donc finalement donner plus de pouvoir exécutif aux généraux? Dans ce cas, malgré un programme traditionnaliste et conservateur, il a agit de manière à donner plus de pouvoir à des hommes tels que Gaius Marius, ce qu'à d'ailleurs très bien compris Jules César. L'avenir de Rome passera désormais par la force des armées, et non plus par celle des orateurs du Forum. Tel semble être le message clair qu'a voulu faire passer Sylla. Et dans ce cas, sa dictature apparaît beaucoup moins réactionnaire qu'il n'y paraît au premier abord.

Lucius Sylla a bel et bien réformé la politique de l'Empire Romain dans un sens global. Dans un premier temps, sa dictature apparaît comme une république militaire dans la mesure où Sylla s'est emparé du titre de dictateur comme sa récompense militaire ultime, où il en a profité pour se faire officiellement appeler l'Heureux Général, comme en témoigne sa statue sur le Forum, où il a distribué lui-même son butin de guerre et des terres à ses vétérans, et fait entrer de simples soldats au Sénat. Mais ensuite, Sylla a traité les problèmes de fond de l'Empire, comme le gouvernement des provinces, la refonte des lois et des institutions avec une vision dépassant de loin les vues post-guerrières d'un Imperator.

Sylla a donc créé une nouvelle forme de gouvernement sur des bases historiques républicaines. Dire que Sylla est le dernier des républicains serait donc une erreur, car sa conception du gouvernement de l'Empire romain dépasse le cadre de la République. C'est là d'ailleurs que repose toute la contradiction de sa dictature: comment concilier un pouvoir militaire fort avec la République traditionnelle? Dans tous les cas, les institutions républicaines s'avéraient dépassées dans un empire romain en plein expansion. Sylla a donc cherché à adapter la législation républicaine à tout un empire avec l'idée de désarmer autant les uns que les autres: les sénateurs, les chevaliers, les tribuns de la plèbe, comme les généraux ou les gouverneurs de provinces. Le pouvoir devait être limité dans le temps. C'est à ce prix que la République pourrait encore vivre. Sylla croyait-il encore réellement à l'avenir de la République? Quoi qu'il en soit, ses successeurs au pouvoir suivront son exemple. Ainsi, Lucius Sylla, tout en étant l'un des derniers républicains est surtout le premier Imperator.

SYLLA FACE A L'HISTOIRE

Véritable fondateur de l'Empire Romain, Lucius Cornelius Sylla possédait un caractère contradictoire et une personnalité dissimulée. Sa vie a été dévouée à Rome tant qu'il a trouvé des défis à relever et des ennemis à vaincre. Sur le plan moral, son amour de la gloire l'aura finalement sauvé d'une vie avide de plaisir.

Sylla n'est pas le dernier des Républicains, car il a affaibli la République au lieu de la renforcer en s'emparant légalement du pouvoir absolu. Pour autant, il n'est pas un roi car il a rapidement abdiqué ce même pouvoir. Au regard de l'Histoire, Lucius Cornelius Sylla a jeté les bases d'une nouvelle forme de gouvernement: l'Imperium. Comme l'a si bien écrit Plutarque ''élu général d'armée une seule fois, il resta dix ans de suite sous les armes, en se créant tour à tour lui-même consul, proconsul, dictateur''. Sylla a donc conservé l'imperium pendant dix ans, soit bien plus longtemps qu'aucun autre romain avant lui. Faute de vocabulaire pour décrire cette nouvelle forme de pouvoir, politique, militaire et religieuse typiquement romaine, Jules César fera finalement passer le mot Imperator devant le mot Dictator. Et tel est finalement le titre qu'il faut donner à Sylla, comme il était écrit au bas de sa statue: Cornelio Sullae Imperatori Felici.

Ainsi, il ne faut pas limiter Lucius Cornelius Sylla à son image de dictateur. Sa prise effective de son pouvoir à Rome commence bien avant, dès qu'il a été nommé général en remplacement de Marcus Porcius Cato. C'est donc dix années d'imperium qu'il faut prendre en compte et non quelques mois de dictature si l'on veut pouvoir porter un réel jugement sur l'œuvre de Sylla. La dictature n'est qu'une des multiples facettes de son imperium, comme elle n'exprime qu'une des multiplers facettes de sa personnalité.

Dans l'Histoire de Rome, il y a un "avant Sylla" et un "après Sylla". Son impact sur la vie politique, religieuse et sociale de la République Romaine a été énorme. Premier Imperator, Sylla a compris bien plus que Gaius Marius que le commandement de l'Empire Romain passerait désormais par les forces armées, et plus encore, par la détention de l'imperium. Véritable fondateur du culte impérial, Felix de son vivant, Sylla a ouvert la voie au Divus Julius et à Octave Augustus: l'homme qui dirige l'Empire Romain est sacré et agréé par les dieux. Sur le plan social, Sylla a placé sa propagande sous l'égide de la corne d'abondance de la déesse Fortuna. Avec l'abaissement du prix des denrées, la multiplication des triomphes, des jeux et des arts, Sylla a ouvert la voie aux plaisirs populaires. Plus tard, cette nouvelle forme de civilisation se résumera à la formule populaire suivante: ''Du pain et des jeux''. Plus encore, en se déclarant lui-même felix, il a voulu faire partager son bonheur à toute la société romaine. Il a voulu ainsi affirmer le droit au bonheur pour chaque citoyen romain.

Beaucoup ont dit que Sylla était un réactionnaire, tourné vers la vieille tradition républicaine. Surtout Sylla ne souhaitait plus voir les démagogues, les tribuns de la plèbe et les Hommes Nouveaux au pouvoir à Rome. Tel était le but de sa réforme politique. Pour autant, sa vision politique est loin d'être réactionnaire puisque d'autres empereurs lui succèderont pendant près de 500 ans! Il a donc bien au contraire ouvert la voie à l'avenir, et c'est lui-même qui a modelé les grandes lignes du destin futur de Rome.

Sylla est resté incompris pendant bien longtemps. Il aura fallut attendre Montesquieu et la réémergence de l'idée républicaine à la fin du XVIIème siècle pour redécouvrir la profondeur de sa pensée politique. Mais ce n'est réellement qu'à la fin du XXème siècle que l'œuvre de Sylla a commencé à être globalement comprise par les historiens. En effet, Sylla fut par bien des côtés tellement visionnaire qu'il aura fallu attendre notre société contemporaine post-industrielle pour redécouvrir ses valeurs parlant d'une société d'abondance, de spectacles, de loisirs et de droit au bonheur.

Quel jugement porté sur Sylla? Au regard de l'Histoire, c'est un jugement assurement positif. Sa vision sociale est au service du peuple romain et sa vision politique au service de l'édification d'un grand empire. Sylla a fait plus de bien que de mal à Rome. Que fut donc Sulla? Un Romain, l'incarnation même de sa définition. Et derrière Rome se dressera toujours l'ombre de Sylla…