Pourquoi Lucius Cornelius Sylla, le dictateur qui a restauré la République à Rome fut-il aussi haï? L'Histoire aurait du voir en César un tyran et en Sylla le bienfaiteur de la République, pourtant, c'est l'inverse qui s'est produit. A quoi doit-on cette déformation essentiellement littéraire?

''Semant la cruauté, vous récoltez la haine''

(Alfred Mortier, Sylla)

''L'un cruel, barbare, est mort aimé, tranquille, comme un bon citoyen dans le sein de sa ville; L'autre, tout débonnaire, au milieu du sénat, a vu trancher ses jours par un assassinat''. Ainsi Pierre Corneille résume-t-il la différence entre Sylla et César. Pourtant, ce n'est pas à la Renaissance que s'est forgée de Sylla l'image du tyran sanguinaire. Dès sa mort, Sylla fut victime non seulement de la haine de ses ennemis, les populares, mais aussi des erreurs politiques de ses partisans, les optimates.

DES ROMAINS EBRANLES

Ce qui a fortement ébranlé les contemporains de Sylla, c'est sa double personnalité. Sylla apparaissait aux yeux des Romains comme quelqu'un de lucide et de modéré, défenseur des intérêts de la République. Mais il fut aussi celui qui, dès la victoire de la Porte Colline, fait exécuter 3000 Samnites, publie trois listes de proscriptions, instaure une tyrannie légale sous le nom de dictature, et fait assassiner un de ses officiers en plein Forum.

Ses opposants, comme Marcus Aemilius Lepidus qui cherchait déjà à déstabiliser sa dictature en tenant des propos séditieux devant ses amis, lui reproche aussi d'avoir confisqué les biens des proscrits et de les avoir vendu comme s'il s'agissait de son propre butin de guerre: ''les biens des citoyens donnés ou vendus comme le butin pris sur les Cimbres. Mais lui, loin de se repentir il les compte au nombre de ses titres de gloire''. Ensuite, de s'être assuré les pleins pouvoirs en prenant le titre de dictateur: ''Lois, jugements, trésor public, provinces, royaumes étrangers, tout est à la discrétion d'un seul, tout, jusqu'au droit de vie et de mort sur les citoyens''. Et enfin, de ne pas être rassasié de vengeance: ''Ni le sang de tant d'armées, ni celui d'un consul, ni celui de nos premiers citoyens, victimes des hasards de la guerre, n'ont assouvi sa rage; et sa cruauté s'accroît même au sein de la prospérité, qui d'ordinaire charge la colère en pitié. Que dis-je? Il est le seul entre tous les mortels qui ait prononcé des supplices contre les enfants à naître, voulant ainsi qu'une injuste proscription leur fût assurée avant l'existence; et maintenant - ô comble de perversité! - il peut, grâce à l'excès même de ses forfaits, en toute sûreté, se livrer à sa fureur''.

Jules César s'oppose à Sylla

Mais seuls Jules César, en refusant de divorcer de la fille de Cinna, et Cicéron, avec le procès de Sextus Roscius, oseront ouvertement critiquer Sylla de son vivant. Lepidus attendra prudemment que Sylla soit mort pour commencer à attaquer son oeuvre politique et son image.

DES OPTIMATES TROP PASSIFS

Ce sont les deux principaux lieutenants de Sylla, Pompée et Crassus, qui aboliront dix ans après sa mort une partie des lois qu'il avait mis en place en rendant leur pouvoir aux tribuns de la plèbe et les jurys aux chevaliers. Ce sont les mêmes qui soutiendront César, leur adversaire, dans son ascension vers le pouvoir. César qui en profitera pour redresser les statues de Marius. Mais en rendant leur pouvoir aux populares, Pompée et Crassus achèveront de ruiner la République et ils le paieront d'ailleurs de leur vie. Ajoutons que Lucullus, le plus proche ami de Sylla, n'a pas voulu, ou pas su, défendre la constitution républicaine mise en place par ce dernier.

Par ailleurs, une quizaine d'années après la dictaure, Catilina, l'un des plus sanglants et zélés exécuteurs des proscrits, s'appuya politiquement sur les vétérans de Sylla pour renverser la République, alors qu'ils étaient tout aussi impopulaires que lui. Voici ce que Cicéron disaient d'eux: ''Ceux-ci sont des colons qui, se retrouvant soudain à la tête de fortunes inattendues, ont consumé en de folles dépenses les dons de la fortune. Ils ont voulu bâtir comme les grands, avoir des domaines, des équipages, des légions d'esclaves, une table somptueuse; et ce luxe a creusé sous leurs pas un abîme si profond, que, pour en sortir, il leur faudrait évoquer Sylla du séjour des morts. Ils ont associé à leurs criminelles espérances quelques habitants de la campagne, qui croient voir dans le retour des anciennes déprédations un remède à leur indigence. Également avides de rapines et de pillages, je les range les uns et les autres dans une seule et même classe. Mais je leur donne un conseil: qu'ils cessent de rêver dans leur délire les proscriptions et les dictatures. Ces temps affreux ont laissé au fond des âmes de si horribles souvenirs, qu'à peine faut-il être homme pour jurer qu'ils ne reviendront jamais''.

Dans l'inconscient des Romains, quand bien même Sylla a mis fin à la Guerre civile, son nom reste synonyme de proscriptions et de dictature. Et quel que soit l'utilité du régime mis en place, les horreurs engendrées par les guerres civiles ne purent être oubliées.

La Conjuration de Catilina

Grignotant petit à petit le pouvoir, Jules César fit tout pour décrédibiliser les partisans de Sylla en enchainant les procès contre eux et en faisant passer son oncle Marius pour un martyr de la République. Lucius Sylla fut donc décrit comme un tyran cruel et sanguinaire et érigé en une figure caricaturale type. Une entreprise de diffamation que l'on doit à ses ennemis populares vaincus et amers, qui cherchèrent par ce moyen à minimiser leurs échecs et à se parer de mérites indus face au génie militaire et politique d'un adversaire qui les avait humiliés. Bref, la figure de Sylla fut présentée aux Romains selon le point de vue de Gaius Marius et de Jules César: avec haine et jalousie.

Plus encore, César entraina le peuple à sa suite. Et lorsque Pompée quitta Rome avec son beau-fils Faustus Sulla, César n'eut plus qu'à achever la faction optimates en les éliminant définitivement.

CLEMENCE CONTRE CRUAUTE

Revenu victorieux des guerres civiles, César put investir le pouvoir pour un temps indéterminé et mettre à mort la République. De son côté, le peuple renversa les statues de Pompée et de Sylla. Les populares avaient définitivement gagné. Et si la mémoire de Pompée demeurait encore appréciée, c'est celle de Sylla qui fut la plus chargée. Toutes les invectives de Lepidus contre Sylla eurent désormais force de loi. Et César s'ingénia à organiser sa propagande selon le thème de la clémence, placée en opposition à la cruauté de Sylla. ''La vraie clémence est celle qui consiste à rester sans tâche, à n'avoir jamais versé le sang des citoyens. Quel est donc l'opposé de la clémence? La cruauté, qui n'est autre chose qu'un accès de rigueur dans la mesure des châtiments'', expliquera plus tard Sénèque à Néron. Un comble alors que César a perpétré bien plus de meurtres que Sylla!

La clementiae caesar sur les deniers

Enfin, Marc Antoine et Octave achevèrent ce qui restait encore du parti républicain après la mort de César en organisant avec Lépide une seconde vague de proscriptions dans les mêmes termes que les édits de Sylla. Et lorsqu'Octave resta seul au pouvoir, il accusa Marc-Antoine, qui partageait certains traits de caractère avec Sylla, d'être à l'origine de ces proscriptions. Ainsi, ces secondes proscriptions virent s'ajouter aux premières, et Marc-Antoine fut honni de la mémoire de l'Empire au même titre que Sylla.

SYLLA OU LA CRUELLE REPUBLIQUE

Lorsque les historiens de l'Empire, comme Plutarque et Appien d'Alexandrie, rédigèrent leurs vies et leurs résumés des guerres civiles, la République n'était plus qu'un lointain souvenir. Appien ne comprenait déjà plus pourquoi Sylla avait choisi d'abdiquer la dictature au lieu de conserver le pouvoir comme l'avait fait César. D'autre part, comme Sylla incarnait le parti républicain, et qu'avec l'Empire, la République représentait ce qu'il y avait de mauvais dans un gouvernement (guerres civiles, proscriptions, abus de pouvoir, etc. opposés à la pax romana), Sylla incarna donc tous les supposés vices pernicieux de la République. En détruisant la mémoire de Sylla, il s'agissait de détruire définitivement l'idéal républicain dans l'esprit des Romains en rappelant que si la République revenait un jour, elle aurait à sa tête des hommes aussi cruels que Sylla.

A la Renaissance, les royautés étaient bien installées et lorsque les historiens de l'époque s'intéressèrent à nouveau à la République romaine,faute de connaissance et d'esprit critique, ils prirent au premier degré les récits de Plutarque et d'Appien et redécouvrir à travers leur regard exclusif et volontairement déformé les luttes et les haines des partisans de Marius et de Sylla. La propagande de César et Octave fut si efficace dans leur entreprise de démolition de l'idéal romain républicain incarné par Sylla, qu'il faudra attendre la fin du XXème siècle pour que Sylla retrouve son visage républicain derrière le masque de tyran sanguinaire qu'on lui avait plaqué.

Sylla fut donc dans un premier temps haï par ses ennemis politiques, les populares, représentés par Jules César. Dans un second temps, Auguste s'acharna à discréditer sa mémoire car Sylla incarnait encore le vieil idéal républicain, qu'il combattait farouchement. Enfin, les historiens de l'Empire et de la Renaissance, ainsi que certains contemporains, manquèrent cruellement d'esprit critique et ne voulurent pas voir au-delà du mythe fabriqué du tyran cruel.