La dictature de Sylla a longtemps fait débat: a-t-il été le dernier républicain ou le premier Imperator? En fait, sa dictature reflète son caractère contradictoire et capable de faire coexister simultanément deux politiques apparemment opposées: la République et la monarchie. Sylla jeta ainsi les bases d'un nouveau système de gouvernement, l'Empire. A ce titre, il est donc considéré comme le premier Imperator.

''Qui fut jamais aussi grand et aussi puissant que Sylla?"

(Maxime Valère)

Pour Appien d'Alexandrie, la dictature républicaine de Lucius Cornelius Sylla était en fait une monarchie: ''Les Romains investirent Sylla du pouvoir suprême pour le temps qu'il voulait, certes à contrecœur, car ils ne pouvaient plus rien délibérer selon les lois et ils se regardaient comme absolument dénués de toute influence dans les affaires, mais, dans cette déconfiture de tous leurs droits, ils embrassèrent ce simulacre d'élection, comme l'image, comme le fantôme de la liberté. Auparavant déjà, l'autorité d'un dictateur était une véritable tyrannie, mais elle était limitée dans le temps; ce fut la première fois que, décernée sans terme fixe, elle constitua une tyrannie parfaite. On ajouta, à la vérité, pour colorer les expressions du décret, qu'on l'élisait dictateur pour faire des lois telles qu'il les jugerait convenables pour réorganiser la république. Ce fut ainsi que les Romains, qui avaient été gouvernés par des rois durant plus de soixante olympiades, et qui, durant le cours des cent olympiades suivantes, avaient vécu dans la démocratie, sous des consuls qui étaient élus tous les ans, retournèrent à la royauté''. Mais Appien ne faisait que reprendre ce qui se disait à Rome sur la dictature de Sylla: ''On se permit des quolibets au sujet de sa magistrature. Quelques plaisants lui donnèrent le nom de royauté négative, parce que le titre de roi fut la seule chose dont il s'abstint. D'autres, au contraire, faisant allusion à son administration, l'appelèrent une tyrannie avouée''.

SYLLA EST- IL UN TYRAN?

Plutarque résume au mieux le comportement de Sylla: ''élu général d'armée une seule fois, il resta dix ans de suite sous les armes, en se créant tour à tour lui-même consul, proconsul, dictateur, sans être jamais autre chose qu'un tyran''.

Sylla a-t-il installé à Rome un régime tyrannique sur le modèle grec? En Grèce, on appelle tyran tout homme qui, dans une cité, s'empare illégalement du pouvoir et le conserve par la force, au mépris des lois. Le tyran est un maître absolu, violent et cruel, il a auparavant exercé une magistrature dans des conditions légales mais il devient tyran le jour où il oublie de restituer le pouvoir qu'il détient et le conserve pour lui seul, avec un entourage restreint qui lui est entièrement dévoué. Il gouverne de manière absolue en s'appuyant sur une garde personnelle et c'est son intérêt personnel qui prime.

A Rome, la dictature de Sylla est encore tout autre chose. Il avait la loi de son côté, puisqu'il était désigné légalement proconsul d'Asie et qu'il a été déchu de sa citoyenneté. Sylla s'est présenté en vengeur de la République, défendant les intérêts des sénateurs poussés à l'exil. Lucius Cornelius ne s'empare pas du pouvoir par la force, mais légalement après la Guerre civile. Sylla ne conserve pas le pouvoir par la force, mais par la loi. Autre différence, Sylla gouverne dans l'intérêt de Rome, du Sénat et du peuple romain. Quant à son intérêt personnel, il est vrai qu'il s'est réservé le pouvoir à Rome comme prix de sa victoire dans les Guerres sociales et civiles. Sylla n'est donc pas un tyran au sens grec du terme.

SYLLA EST-IL LE ROI DE ROME?

Quant à la monarchie romaine, elle fonctionnait ainsi: le roi nommait ses propres assistants. Le Sénat, dominé par l'aristocratie, servait de conseiller au roi. Le Sénat pouvait gouverner, mais lorsque le roi voulait faire passer une loi, il pouvait passer outre l'avis du Sénat et des comices curiates. Oui, à Rome, Sylla est presque un roi, car il concentre tous les pouvoirs dans ses mains, mais il a préféré le titre républicain de dictateur car il respectait trop les institutions républicaines romaines et le sacro-saint mos maiorum.

Le mos maoirum, les ''mœurs des anciens'', était consitué de valeurs que défendait Sylla: le respect des valeurs ancestrales, le culte dû aux ancêtres, l'importance de la parole donnée, le devoir envers la patrie, la piété envers les dieux romains, et encore l'autorité, la dignité, l'exemple à donner ou le courage.

Sylla souhaitait restaurer l'ordre dans la République d'une façon efficace et rapide et conformément aux institutions républicaines, il réclama la fonction de dictateur… avec des pouvoirs illimités, mais pour un temps limité. Un hold-up de la République, sans pour autant toucher à ses institutions.

SYLLA OU LA MONARCHIE REPUBLICAINE

Sylla a-t-il créé la première monarchie républicaine? Le terme de ''monarchie républicaine'', inconnu dans ces termes jusqu'au début du XXIème siècle, caractérise une République avec des pouvoirs exécutifs accrus et détenus dans les mains d'un seul homme. Cet homme, ayant déjà exercé de hautes fonctions, est élu légalement et son pouvoir est temporaire. Sylla a créé une monarchie dont le nom est République. Tous les éléments fondamentaux de la République sont maintenus, mais le gouvernement des institutions passent dans les mains d'un seul homme. Et c'est exactement ce qu'à fait Sylla: ''Il aura le droit de prononcer en premier et en dernier ressort sur la vie et sur les biens des citoyens, de disposer à son gré du domaine public, de reculer, s'il le juge à propos, les frontières de Rome, celles de l'Italie, celles de l'Empire, de dissoudre ou de fonder des cités en Italie; de décider souverainement du sort des provinces et des Etats voisins; de conférer des magistratures aux lieux et place du peuple; de nommer les proconsuls et les propréteurs; et de décréter les lois intéressants la République", cite Jérome Carcopino.

SYLLA PREMIER IMPERATOR

Qu'est-ce qu'un empereur romain? L'empereur cumule les titres d'Imperator, de Pontifex Maximus et de Prince du Sénat. Le pouvoir impérial est une délégation, une mission confiée à un individu théoriquement choisi ou accepté par le peuple romain et le Sénat. Son pouvoir est absolu, complet et illimité, sans partage et sans avoir à rendre des comptes. Sylla est-il le premier empereur romain? Du point de vue de la concentration des titres de pouvoirs, Sylla n'est pas le premier empereur car il ne prend ni le titre de Pontifex Maximus - il a déjà celui d'augure - ni celui de Prince du Sénat, titre qu'obtient son beau-fils Mamercus à la mort de Valerius Flaccus. Mais comme les empereurs qui lui succéderont, Sylla a le pouvoir absolu sur tout l'Empire romain.

Dans les faits, ce que l'on a appelé la ''restauration syllanienne'' est en fait le début du gouvernement impérial, tout en étant sa forme la plus aboutie. Sylla aurait en effet restauré le pouvoir de l'oligarchie sénatoriale romaine face à l'ordre équestre. Oui, si l'on considère qu'il a retiré les tribunaux aux chevaliers et muselé les tribuns de la plèbe, et par là même annulé les lois des Gracques et des alliés de Marius. Mais pour autant, Sylla est loin d'avoir restauré le pouvoir aux sénateurs. En effet, le rôle des consuls est affaibli, celui des gouverneurs de provinces aussi et la procédure administrative prend une place plus importante. Sylla divise donc pour mieux régner.

LA REVOLUTION SYLLANIENNE

Qu'apporte donc de nouveau Sylla à Rome? En effet, plus que de restauration, c'est de révolution qu'il faudrait parler au sujet de sa dictature. Tout d'abord, Sylla, que l'on dit attaché aux valeurs de l'oligarchie, pratique au contraire une politique ultra populiste. Il donne plus de pouvoir aux comices centuriates, c'est-à-dire qu'il fait approuver toutes ses lois par le peuple, baisse les tarifs des denrées alimentaires pour les rendre accessibles même au plus pauvres, et annonce une nouvelle de prospérité pour Rome. En outre, il offre des banquets pour toute la ville, multiplie les jeux et les célébrations et plus encore, ''il annonça aux Romains qu'il leur apportait le bonheur'', dit Jérôme Carcopino.

Sylla affichait la corne d'abondance, symbole de prosperité, sur ses deniers

Ainsi, si la formule Panem et circences, ''Du pain et des Jeux'', est lancée par le poète satirique Juvénal au début de l'Empire, en réponse à ce que demandait le peuple de Rome à ses dirigeants, c'est Sylla qui le premier a su saisir au mieux l'esprit des foules et son besoin de divertissement. Dès sa préture, il offre aux Romains les jeux de Rome les plus spectaculaires en proposant cent lions dans l'arène. Homme de spectacle, ses Jeux de la Victoire deviennent l'événement de l'année. Sous sa dictature, le théâtre et la farce populaire connaissent un développement sans précédent. D'autre part, avec son culte à la Fortune et la multiplication symbolique des cornes d'abondances, mais plus encore avec sa politique économique de denrées à bas prix, Sylla inaugurait les débuts de la société de consommation de masse pour tous les Romains. En outre, Sylla alla jusqu'à frapper tous les esprits en prônant la nouvelle valeur sociale du ''droit au bonheur'' pour tout le peuple.

Sur le pouvoir partagé entre les patriciens et l'ordre équestre, Sylla a donc fait rentré au sénat 300 chevaliers pour compenser leur perte de contrôle sur les tribunaux. Mais autant il dilua le pouvoir sénatorial entre les diverses institutions, autant il chercha à briser le pouvoir des hommes d'argent. L'ordre équestre ne devait plus pouvoir acheter la République, ni corrompre les valeurs du mos maiorum. Banquiers, commerçants, bourgeois, aucun pouvoir politique important ne devait tomber dans leurs mains. Sylla fit donc taire les démagogues et mit un terme à la corruption afin que le pouvoir reste en faveur des hommes de valeur, l'oligarchie, et non dans celui des hommes d'argent, les chevaliers.

SYLLA FONDATEUR DU CULTE IMPERIAL

Mais là où Sylla se montra le plus novateur, ce fut dans le domaine religieux en étant le premier qui instaura le culte impérial, comme l'explique très bien Jérôme Carcopino: ''le véritable fondateur du culte impérial, ce n'a été, ni Auguste qui l'a réglementé, ni César qui, pourtant, fut adoré comme un dieu de son vivant, en Italie comme en Orient, mais bien Sylla qui, le premier dans l'histoire romaine, a érigé son pouvoir au-dessus des contingences humaines sur le plan des choses éternelles. De toute l'œuvre de Sylla, et quoiqu'on l'ait jusqu'ici méconnue, c'est la partie maîtresse, celle où il a déployé la plus remarquable originalité (…); par un surprenant paradoxe, le réalisme de ce sceptique a rêvé de placer sa monarchie sur la base du droit divin''. On entend par culte impérial le fait de respecter le pouvoir de Rome à travers un empereur divinisé, généralement après sa mort (César, Auguste). Mais au début du IIIème siècle, à partir du règne de Septime Sévère, le culte évolue pour transformer l'empereur en dieu vivant. L'empereur donne ainsi plus de légitimité à son pouvoir acquis grâce à ses victoires militaires. Des temples et des autels sont érigés à la gloire de l'empereur, et même ses statues et ses représentations donnent lieu à un culte. Quant à Sylla, il entoura ses victoires et sa personne d'une aura sacrée, et consacra ses succès militaires par le cognomen de Felix. Après sa mort, ses vétérans et les Romains continuèrent à vénérer sa mémoire pendant près de trente ans, jusqu'à ce que César s'empare à son tour de la dictature et que les statues de Sylla soient mises à terre. Mais César autorisa par la suite leur remise en place, avec celles de Pompée.

SYLLA VISIONNAIRE

Réactionnaire ou un visionnaire, Sylla était plus attaché à la gloire et aux succès militaires qu'au pouvoir. Pourtant, sa dictature montra qu'il avait aussi longuement médité sur le futur de l'Empire romain. Et bien qu'il ne fut resté que trois ans au pouvoir (sa dictature plus ses deux consulats), les bases de la législation impériale étaient posées. ''D'autres après lui feront l'Empire, mais c'est lui, le premier qui l'a conçu; et il n'a même pas laissé à ses successeurs le choix des moyens: pas à pas, Auguste marchera dans ses traces, et établira le gouvernement nouveau sur les fondements qu'il avait donnés à son propre régime'', précise Jérôme Carcopino.

Sylla peut etre considéré comme le dernier des républicains, dans le sens où il a eu l'étonnante sagesse d'abdiquer le pouvoir après avoir restauré l'ordre dans la République et aboli les lois prises en faveur de l'ordre équestre. Mais surtout, Sylla est le premier Imperator. Il a fondé la légitimité de son pouvoir sur la légion romaine et il a mis en place le culte impérial. Plus encore, il a laissé à ses successeurs le mode d'emploi pour diriger l'Empire romain, ''son'' Empire…