Après les élections, ''pendant longtemps, tous les Romains le virent, devenu homme privé, se promener au milieu du Forum, et rentrer chez lui sans éprouver insulte quelconque: tant il en imposait encore à tous les esprits, soit par la terreur de son ancienne autorité, soit par l'étonnante magnanimité de son abdication, soit par la circonspection qu'inspirait la déclaration qu'il avait faite, qu'il serait toujours prêt à rendre raison de tous les actes de sa dictature, soit par l'impression de tout autre sentiment philanthropique, soit enfin par la considération du bien public qui était résulté de sa tyrannie'', rapporte Appien. Malgré l'élection de Lepidus, le calme régnait dans Rome. Sylla, simple citoyen, suivait toujours de prêt la vie politique romaine. Mais peu à peu, la vox populi commençait à tourner en dérision son abdication et à dire que Sylla était un imbécile d'avoir quitté le pouvoir. On disait qu'il était jaloux de Pompée, mais aussi de son légat Dolabella, désormais gouverneur en Macédoine, a qui il avait hésité à donner un commandement naval. Mais surtout, ''il s'apercevait qu'on commençait à le mépriser'', révèle Aurelius Victor. Après lui avoir dressé une statue et l'avoir surnommé Sylla Felix, les Romains avaient la mémoire courte et lui montraient peu de gratitude pour avoir mis fin aux guerres et rétablit l'ordre dans la République. Et cela, l'orgueilleux Lucius Cornelius Sulla Felix le vivait très mal. Il décida donc de quitter Rome à la fin de l'été et d'aller s'installer dans une villa à Pouzzoles, au milieu des colonies qu'il avait créées pour ses vétérans. Là, au moins, ses soldats le respectaient encore. Et pour bien témoigner aux Romains les grandes choses qu'il avait réalisées, il décida d'écrire ses Mémoires.

SYLLA EN CAMPANIE

Dans sa villa au bord de la mer, Lucius Cornelius gardait avec lui les souvenirs de ses campagnes passées. A Rome, son départ soulevait encore des interrogations, comme le rapporte Appien: ''Il paraît que Sylla, d'un caractère véhément et passionné en toutes choses, désira de s'élever de la condition d'homme privé au pouvoir suprême, de descendre ensuite du pouvoir suprême à la condition d'homme privé, et, après cela, de couler ses jours dans une solitude champêtre. Il se retira, en effet, dans les terres qu'il avait en Italie, du côté de Cumes. Dans cette retraite, il passa son temps à la pêche ou à la chasse, non pas en réalité pour échapper à la vie d'homme privé à Rome, ou parce qu'il aurait perdu les moyens d'entreprendre quoi que ce fût: il était encore dans un âge robuste, et les forces physiques ne l'avaient pas abandonné; dans les diverses régions de l'Italie étaient disséminés cent vingt mille hommes qui avaient récemment combattu sous ses ordres, et qui avaient reçu de lui beaucoup de largesses et de grandes possessions; à Rome, il avait ses dix mille Cornelii, sans compter ceux des autres plébéiens, ses partisans, dévoués à ses intérêts, qui en imposaient encore, et pour lesquels l'impunité de ce qu'ils avaient fait pour sa cause tenait à sa conservation personnelle. Quant à moi, je pense qu'enfin fatigué de guerre, rassasié de pouvoir, et dégoûté de la ville, ce fut de toutes ces affections que naquit son amour pour la campagne''.

An de Rome 676 (-78): Lucius Cornelius coulait donc des jours calmes, avec sa femme Valeria, enceinte, et les visites de ses amis acteurs, notamment Metrobios, mais aussi de Lucullus. Il allait chasser dans les châtaigneraies, pêcher dans le Golf de Misène ou dans les lacs situés aux alentours de Cumes. Il rédigeait ses Mémoires assez rapidement afin de justifier ses actes pour la postérité. Pensait-il que le temps lui était désormais compté? Se sentait-il malade? Il souffrait de diabète depuis de nombreuses années, et ses excès en tout genre étaient néfastes pour sa santé. Toujours est-il qu'il partageait la vie de ses vétérans loin des préoccupations de Rome, et il régissait la politique locale en agissant toujours comme s'il était dictateur. Ainsi, en hiver, Sylla avait du arbitrer un différent entre les résidents de Pouzzoles et ses vétérans. ''Il apaisa une sédition qui s'était élevée entre les habitants de Pouzzoles, et leur donna des lois qui leur prescrivaient la manière dont ils devaient se gouverner''.

SYLLA SE MEURT

au cours de l'hiver, sa santé se mit à se dégrader subitement et il sentit venir sa mort prochaine en rêve. ''Cependant Sylla rêva, dans sa maison de campagne, que sa dernière heure approchait. Dès qu'il fit jour, il raconta son rêve à ses amis, il se dépêcha de faire son testament et il l'acheva le jour même'', rapporte Appien. Le soir, il eut un accès de fièvre et il du passer la journée suivante au lit. Mais de son lit, il continuait à s'occuper des affaires locales et un différent avec un notable local causa sa perte. Le municipe de Pouzzoles, un certain Granius, refusait de payer à Rome son tribut pour la reconstruction du Capitole. Nous avons trois versions de l'incident. Selon Plutarque: ''Le questeur Granius, qui devait au trésor public une somme considérable, différait de la payer, et attendait sa mort pour en frustrer la République, il le fit venir dans sa chambre, et ordonna à ses domestiques de le prendre et de l'étrangler. Dans les efforts que fit Sylla en criant et s'agitant avec violence, son abcès creva, et il rendit une grande quantité de sang. Cette perte ayant épuisé ses forces, il passa une très mauvaise nuit, et mourut le matin''. Selon Maxime-Valère: ''Furieux de voir que Granius premier magistrat de Pouzzoles, lui faisait attendre l'argent promis par les décurions de cette colonie, il entra dans un tel accès de rage et poussa des cris si violents qu'il se déchira la poitrine et rendit l'âme en vomissant du sang et des menaces. Ce n'est pas sous le poids de la vieillesse qu'il succomba, puisqu'il entrait seulement dans sa soixantième année; mais les malheurs publics, avaient aggravé jusqu'à la fureur son impuissance à se maîtriser''. Mais selon Appien: il venait de seller son testament ''lorsque, sur le soir, la fièvre le prit, et il mourut, la nuit suivante, à l'âge de soixante ans. Il avait été surnommé le plus heureux des hommes, si toutefois l'on appelle bonheur de réussir dans tout ce qu'on veut; et le comble de ce bonheur parut à sa mort même, comme en tout le reste''.

La légende de Granius

Ainsi, Lucius Cornelius Sulla serait mort par la faute d'un membre éloigné de la famille de Gaius Marius en vomissant des flots de sang. ''Et Sylla, n'est-ce pas en s'abandonnant à cette passion qu'après avoir répandu à flots le sang des autres, il finit par verser le sien propre?'', selon Maxime-Valère. Et que dire de cette légende selon laquelle il aurait été victime d'une dermatose provoquée par les poux? ''Il fut longtemps à s'apercevoir qu'il s'était formé dans ses entrailles un abcès qui, ayant insensiblement pourri ses chairs, y engendra une si prodigieuse quantité de poux, que plusieurs personnes occupées, nuit et jour, à les lui ôter, ne pouvaient en épuiser la source, et que ce qu'on en ôtait n'était rien en comparaison de ce qui s'en reproduisait sans cesse: ses vêtements, ses bains, les linges dont on l'essuyait, sa table même, étaient comme inondés de ce flux intarissable de vermine, tant elle sortait avec abondance! Il avait beau se jeter plusieurs fois le jour dans le bain, se laver, se nettoyer le corps, toutes ces précautions ne servaient de rien; ses chairs se changeaient si promptement en pourriture, que tous les moyens dont on usait pour y remédier étaient inutiles, et que la quantité inconcevable de ces insectes résistait à tous les bains'', rapporte Plutarque.

Les deux versions sont fausses et de toute évidence rapportées par la faction rivale de Sylla. Les poux qui le dévorent sont censés évoquer ses ennemis proscrits qui reviennent le hanter, quant à Granius, sans doute Sylla était-il furieux contre lui et il est bien possible qu'il l'ait fait exécuté quelques jours avant sa mort, voire même la veille. Et les amis de Granius, pour venger sa mort, de dire que c'était Granius qui avait rendu Sylla fou furieux au point de lui faire rendre l'âme…

En fait, Sylla, diabétique depuis de nombreuses années, est décédé d'un ulcère à l'estomac. En effet, pour les diabétiques, les ulcères à l'estomac ne présentent aucun symptôme. Son ''abcès creva'' soudainement, comme le dit Plutarque, et il vomit des flots de sang. Vidé et épuisé, Lucius Cornelius Sulla Felix s'éteignit dans son lit avant le lever du jour.

SYLLA EST MORT

La nouvelle de la mort de Sylla se répandit plus vite qu'une traînée de poudre. Et tous les Romains furent sous le choc car personne ne s'attendait à ce que sa mort survienne aussi vite. On procéda tout d'abord à la lecture de son testament. Sylla donnait la première place à son plus fidèle ami, Lucius Licinius Lucullus. Il lui dédia ses Mémoires, ''car il le jugeait capable d'ordonner et de disposer mieux ces matériaux historiques'', rapporte Plutarque. Mais surtout, Sylla ''l'institua tuteur de ses enfants, en passant par-dessus Pompée'', ajoute Plutarque. Son choix en surpris plus d'un, tellement Sylla semblait estimer Pompée plus que ses autres amis. Il n'en était rien: ''Ce fut surtout dans son testament que Sylla fit paraître son peu d'affection pour Pompée. Il laissa des legs à tous ses amis, et nomma des tuteurs à son fils, sans faire seulement mention de lui''. Lucius Cornelius avait donc considéré le soutien de Pompée à Lepidus comme un acte de trahison, et d'outre-tombe, il le désavouait publiquement. Mais Pompée ne voulut jamais l'admettre.

DES FUNERAILLES D'ETAT

Ce fut au Sénat que la mort de Sylla provoqua le plus d'émoi parmi les 600 sénateurs. Et le débat concernant ses funérailles fut houleux: ''Les uns voulaient que ses restes fussent promenés en pompe par toute l'Italie, qu'ils fussent exposés à Rome dans le Forum, et que le trésor public fit les frais de ses funérailles. Lepidus et ceux de son parti s'y opposaient; mais Catulus et les partisans de Sylla l'emportèrent'', commente Appien. Catulus et les autres sénateurs voulaient rendre un dernier hommage à l'homme qui avait sauvé la République, alors que Lepidus, en digne opposant marianiste, qualifiait maintenant ouvertement Sylla de tyran et lui refusait des funérailles publiques ainsi qu'un enterrement au Champ de Mars. C'est à cette occasion que Pompée se dissocia ouvertement de Lepidus et s'opposa vivement à lui: il ''fit tant par ses prières et son crédit auprès des uns, par ses menaces auprès des autres, qu'il les obligea de renoncer à leur projet'', rapporte Plutarque. Et c'est lui-même qui supervisa la sécurité du cortège funéraire de Sylla à Rome. De même que Lucius Cornelius Sulla souhaitait être enterré, comme les autres membres de sa famille, le Sénat décida que son corps devrait être incinéré afin que sa dépouille ne puisse subir à l'avenir aucunes vengeances, représailles ou autres outrages de la part de ses ennemis. En outre, le S énat proclama un iustitium, qui suspendait toute l'activité de l'Etat jusqu'à la fin des funérailles et ordonnèrent aux matrones romaines de porter le deuil pendant un an.

Pompee et Lucullus s'affrontent pour l'héritage de Sylla

''Le corps de Sylla fut promené par l'Italie et conduit à Rome sur un lit de parade en or, avec une magnificence royale. Le cortège était composé de beaucoup de trompettes, d'une nombreuse cavalerie, et d'une grande quantité de troupes à pied. Tous ceux qui avaient fait la guerre sous lui accouraient en armes de tous les côtés pour se joindre au cortège. À mesure qu'ils arrivaient, ils se mettaient en rang. D'autres gens, d'un nombre sans précédent, les rejoignaient. On portait, en avant de la pompe funèbre, les mêmes signes de dignité, le même nombre de haches que de son vivant lorsqu'il était en charge'', commente Appien. ''Les femmes, dit-on, apportèrent une si grande quantité d'aromates, qu'outre ceux qui étaient contenus dans deux cent dix corbeilles, on fit, avec du cinnamome et de l'encens le plus précieux, une statue de Sylla de grandeur naturelle, et celle d'un licteur qui portait les faisceaux devant lui'', ajoute Plutarque.

''En arrivant à Rome, le cortège fut introduit avec encore plus de magnificence. On y offrit l'étalage de plus de deux mille couronnes d'or qu'on avait faites à la hâte, offrandes des villes, des légions qui avaient combattu sous ses ordres, et de chacun de ses amis particuliers. Il est impossible de décrire le luxe des présents qui furent envoyés à ses funérailles. Par précaution contre la concentration des troupes présentes, le corps de Sylla fut entouré de tous les prêtres et de toutes les prêtresses, rangés par collèges. Le sénat entier y assista, ainsi que tous les autres corps de magistrature avec leurs décorations respectives. L'ordre entier des chevaliers suivait en costume, et, après les chevaliers, venait l'armée en totalité, à son tour, telle qu'elle avait été réunie sous son commandement; car les militaires s'étaient rendus de toutes parts avec empressement pour assister à cette cérémonie, portant des enseignes d'or et couverts eux-mêmes d'armures d'argent, telles que celles dont on est dans l'usage de se servir aujourd'hui encore dans de pareilles solennités. Le nombre des trompettes, qui, tour à tour, faisaient entendre leurs sons lugubres et larmoyants, était infini'', rapporte Appien.

Cependant, selon Appien, même devant la dépouille de Sylla, les Romains semblent saisis du même étonnement que le jour où Sylla a annoncé son abdication: ''Le sénat proférait le premier diverses acclamations, qui, répétées immédiatement par les chevaliers, l'étaient ensuite par l'armée, et ensuite par le peuple, les uns regrettant Sylla réellement, les autres craignant encore son armée et ses reliques mortelles, comme s'il était encore vivant. Car, soit en contemplant le spectacle que l'on avait alors sous les yeux, soit en rappelant à sa mémoire ce que Sylla avait fait, on était saisi d'étonnement; et ses partisans, ainsi que ses adversaires, s'accordaient à dire qu'autant il avait fait de son vivant le bonheur de ses amis, autant il en imposait aux autres, même après sa mort. Lorsqu'il fut exposé devant la tribune aux harangues, dans le Forum, celui des Romains qui se trouvait alors avoir la plus haute réputation d'éloquence fut chargé d'y monter et de prononcer son oraison funèbre, car Faustus, son fils, était trop jeune encore pour cette fonction. Après cela, les plus robustes d'entre les sénateurs s'emparèrent du corps de Sylla; ils le portèrent jusqu'au Champ de Mars, où les empereurs seuls sont inhumés. L'ordre des chevaliers et l'armée défilèrent devant le bûcher''.

L'apothéose impériale

Ainsi finit Sylla, et ainsi commença sa légende: ''Le jour des funérailles, le temps fut, dès le matin, fort nébuleux, et faisait craindre une grosse pluie; on attendit jusqu'à la neuvième heure pour enlever le corps: il ne fut pas plus tôt sur le bûcher, qu'il s'éleva un grand vent qui excita rapidement la flamme, et tout le corps fut consumé avant qu'il tombât une goutte d'eau. Mais, dès que le bûcher commença à s'affaisser, et le feu à s'amortir, il tomba une pluie abondante qui dura jusqu'à la nuit. Ainsi la fortune parut avoir voulu lui être fidèle jusqu'à la fin de ses obsèques'', rapporte Plutarque.

Sylla a choisi lui-même l'épitaphe qui orne son tombeau:

JAMAIS NUL NE FIT PLUS DE BIEN QUE LUI A SES AMIS;

JAMAIS NUL NE FIT PLUS MAL QUE LUI A SES ENNEMIS.