Dans la Guerre de Jugurtha de Salluste, un passage nous a intrigué. Au paragraphe CX, Bocchus s'adresse à Sylla en lui disant: "Numquam ego ratus sum fore uti rex maximus in hac terra et omnium quos noui, privato homini gratiam deberem". "Je n'aurais jamais pensé que moi, le plus grand roi dans cette terre, et de tous les rois que je connaisse, je dusse avoir un jour de la reconnaissance pour un simple particulier". Sylla "simple particulier" dans la Guerre de Jugurtha?!? Mais n'est-il pas questeur? Que signifient alors ces mots de Bocchus???

Tout d'abord, Sylla est-il bien questeur tout le long de la Guerre de Jugurtha? En effet, la question peut se poser car Orose écrit dans le Livre V de son Histoire contre les païens que Jugurtha fut "pris par traîtrise et chargé de chaînes par l'intermédiaire du légat Sulla", "per Sullam legatum". Sylla aurait ainsi été questeur en 107, proquesteur en 106 et légat en 105... Cependant, Orose est la seule source discordante. Toutes les autres insistent à nous préciser que Sylla était bien le questeur de Marius. Et en fait, cette traduction donnée d'Orose est mauvaise. Par legatum, il ne faut pas lire "légat", mais "ambassadeur". Sylla effectue bien une mission d'ambassade auprès de Bocchus.

La première ambassade auprès de Bocchus

Fin 106, Bocchus demande à Marius de lui envoyer deux hommes sûrs pour discuter de la paix. Marius envoie alors son légat Aulius Manlius et son questeur Lucius Sulla. D'après Salluste (paragraphe CII), "bien qu'appelés par le roi, ils décidèrent de parler les premiers (…) Sulla, à qui Manlius, bien que plus âgé, avait laissé la parole en considération de son éloquence, fit une brève déclaration". Or, Appien, dans Numidique, nous livre une toute autre version des événements: "Bocchus déclara avoir fait la guerre aux Romains à cause de Marius. Le territoire en effet que lui-même avait enlevé à Jugurtha, voici que maintenant il lui avait été enlevé par Marius! Tels étaient les reproches de Bocchus. Manlius dit de son côté…" En fait, Sylla ne prend jamais la parole dans cette première ambassade!

Attardons-nous sur le texte qu'aurait dit Sylla: "Ô roi Bocchus, notre joie est grande de voir que les dieux aient inspiré à un homme tel que toi la résolution de préférer enfin la paix à la guerre, de ne pas souiller ta haute probité au contact d'un criminel comme Jugurtha, et en même temps de nous épargner la dure nécessité de punir également ta faute et sa scélératesse. Le peuple romain d'ailleurs a mieux aimé dès sa plus humble origine se faire des amis qu'enchaîner des esclaves, et il lui a paru plus sûr de faire accepter plutôt que d'imposer son autorité. Quant à toi, aucune alliance ne t'est plus favorable que la notre. D'abord parce que nous sommes loin de toi, aussi les tensions seront réduites au minimum, mais cela nous permet de te rendre les mêmes services que si nous étions prêts. Ensuite, si nous avons bien assez de sujets, ni toi, ni personne, n'a jamais assez d'amis. Plût aux dieux que tels eussent été, dès le début, tes sentiments! Nul doute que tu aurais reçu du peuple romain plus de bienfaits que de maux. Mais puisque la fortune, qui maîtrise la plupart des événements humains, a voulu te faire éprouver tour à tour notre force et notre bienveillance, aujourd'hui qu'elle t'en offre la possibilité, hâte-toi d'achever ce que tu as commencé. Tu as plusieurs moyens, bien à ta portée, de faire oublier par tes services présents tes erreurs passées. Enfin, pénètres-toi bien de cette pensée que jamais le peuple romain n'a été vaincu en générosité. Quant à sa valeur militaire, tu la connais déjà".  

Bocchus remet Jugurtha à Sylla

Lucius Sylla tient ici un noble discours où il propose à Bocchus de devenir un Ami et un Allié des Romains par l'établissement d'un traité. Mais ce discours n'est-il pas hors de propos pour une première entrevue avec le roi de Mauritanie? En tout cas, ce discours de Sylla est ajouté à ce moment là dans La Guerre de Jugurtha. C'est une construction rhétorique et non une fidèle reconstitution historique. On ne peut que s'étonner de l'erreur de Salluste. Comment l'historien romain n'a-t-il pas pu s'en apercevoir? A moins que Salluste n'ait sous les yeux les Mémoires de Sylla et qu'il ne retranscrive fidèlement ses paroles sans aucun sens critique. Cette version nous semble la plus probable.

Mais d'où vient ce discours ajouté de Sylla? Quand l'a-t-il prononcé? Est-ce au cours de sa seconde entrevue avec Bocchus ? La aussi, nous en doutons, car dans ce discours, il semble acquis que Bocchus ait décidé de livrer Jugurtha à Sylla. Or, Bocchus a entendu le dernier moment pour être sûr de sa décision. En plus, à cette époque, comme nous le précise Appien, le roi de Mauritanie s'intéressait en premier lieu à récupérer le tiers de la Numidie plutôt qu'à signer un traité d'Amitié avec Rome… Alors, Sylla aurait-il inventé ce discours pour se donner le beau rôle et embellir ses Mémoires? Là aussi, nous en doutons. Ce discours nous semble au contraire très officiel. Sylla s'exprime au nom du Peuple Romain, comme un sénateur qui lirait une lettre devant le Sénat. Mais si ce n'est pas pendant la Guerre de Jugurtha, quand donc aurait-il pu le prononcer?

Bocchus devient l'Ami des Romains

Bocchus réapparait dans les chroniques romaines en 91. Pseudo Aurelius Victor raconte dans sa vie du tribun de la plèbe Marcus Livius Drusus: "Il livra pour une somme d'argent à Bocchus, roi de Mauritanie, Magulsa, un des principaux seigneurs de ce pays, qui avait pris la fuite pour se soustraire à la haine de ce prince. Cet infortuné fut ensuite exposé à la fureur d'un éléphant".  Tiens donc! Que vient faire Drusus dans cette histoire? Pourquoi est-ce Drusus qui aurait livré Magulsa à Bocchus? Pourquoi n'est-ce pas Sylla, qui est l'ambassadeur privilégié de ce roi? En effet, rappelons que lors de sa préture, c'est Bocchus qui lui avait fourni cent lions et des archers pour ses Ludi Apollinaris. Apparemment, cela démontrerait des liens d'amitiés existant entre Drusus et Sylla. Si nous replaçons le discours de Sylla en 91, nous aurions donc Rome, par l'intermédiaire de Sylla, qui chercherait à obtenir l'Amitié du roi de Mauritanie. Pour le satisfaire, Drusus, tribun de la plèbe et ami de Sylla, livre officiellement à Bocchus son ennemi.

Pourquoi Sylla aurait-il prononcé ce discours en 91 et pas en 105? Parce qu'à la fin de la Guerre de Jugurtha, rien n'est clairement précisé sur ce qu'a obtenu Bocchus de Rome. En livrant Jugurtha à Rome, il a obtenu la paix, mais aussi et sans doute les territoires numides qu'il convoitait suite à sa traîtrise. Mais Rome pouvait-elle alors accordée le titre d'Ami et d'Allié à un de ses ennemis? Il est fort probable que non. Aussi, puisque Bocchus réapparait dans les chroniques romaines en 91, il nous semble tout à fait logique que Sylla ait alors prononcé son discours dans ce contexte.

Bocchus roi de Mauritanie

Mais quel aurait été pour Rome l'intérêt d'une alliance avec Bocchus à ce moment-là? Le roi de Mauritanie possède un grand royaume qui couvre presque toute l'Afrique du Nord ("moi, le plus grand roi de cette terre") et une cavalerie qui a donné beaucoup de problèmes aux Romains. C'est donc un royaume riche et qui peut fournir beaucoup de soldats. Drusus et Sylla prévoyaient-ils déjà qu'une guerre était imminente avec les Italiens et qu'il fallait donc en conséquence rapidement trouver de grands alliés capables de fournir un gros contingent de soldats? Cela nous semble hautement probable. En effet, le Marse Pompaedius Silo menaçait déjà Rome avec une armée…

La deuxième ambassade auprès de Bocchus

Retournons à la Guerre de Jugurtha et au récit de Salluste. Après avoir envoyé des ambassadeurs à Rome, Bocchus décide de convier Sylla à une entrevue, car il aimerait négocier la paix avec Marius par son intermédiaire. Lorsque Sylla se retrouve devant Bocchus, le roi de Mauritanie s'adressa à lui en ces termes, rapportés au paragraphe CX:

"Je n'aurais jamais pensé que moi, le plus grand roi dans cette terre, et de tous les rois que je connaisse, je dusse avoir un jour de la reconnaissance pour un simple particulier. Et sur mon honneur, Sulla, avant de te connaître, j'ai souvent accordé mon appui aux uns quand ils me l'ont demandé, aux autres spontanément, et je n'ai jamais eu besoin de l'aide de personne. Loin de m'affliger d'avoir perdu cet avantage, comme le feraient bien d'autres, au contraire, je m'en félicite. Ce n'aura pas été payer trop cher ton amitié que d'avoir eu besoin d'y recourir, car elle est pour moi le plus précieux des biens. Tu peux me mettre à l'épreuve: armes, hommes, argent, en un mot tout ce qui te plaît, prends-le, disposes-en, et si longtemps que tu doives vivre, tu n'épuiseras jamais ma gratitude, qui demeurera toujours entière. Enfin, quels que soient et tes désirs, dans la mesure où cela dépendra de moi, tu ne les formuleras pas en vain. Car il est plus humiliant pour un roi d'être vaincu en générosité que par les armes".
Suit ensuite, dans le même paragraphe, tout ce qui concerne proprement la guerre de Jugurtha: "Quant aux affaires politiques qui t'amènent ici…"

Dans ce discours de Bocchus, outre la mention "simple particulier", le roi de Mauritanie insiste beaucoup sur ses liens d'amitiés avec Sylla qui sont déjà existant. En plus, Bocchus précise qu'il a besoin d'avoir recours à l'amitié de Sylla… Là encore, ce discours nous semble trop avancé pour la Guerre de Jugurtha. Certes, Sylla a bien accueilli ses ambassadeurs et les a conseillé pour savoir comment parler au Sénat, mais nous rappelons que jusqu'au dernier moment, Bocchus a hésité à livrer Sylla à Jugurtha. On est encore bien loin d'étroits liens d'amitiés entre les deux hommes à ce moment-là…
Par contre, replacé en 91, ce discours de Bocchus prend tout son sens. Le roi de Mauritanie a eu besoin d'avoir recours à l'amitié de Sylla pour se faire livrer son ennemi Magulsa, sans doute venu se réfugier à Rome. Bocchus adresse ici une lettre de remerciement à Sylla pour son aide dans cette affaire, ce qui explique très bien dès lors l'allusion à "simple particulier", puisqu'effectivement, à cette époque, Sylla n'avait aucune charge officielle. Il était juste sénateur.

Le monument de Bocchus

Finalement, en lui livrant son ennemi Magulsa, Bocchus a accepté de devenir un Ami et un Allié du Peuple Romain. Le roi de Mauritanie remercia donc Rome en lui rappelant à quelle occasion il avait servi la République, c'est-à-dire en livrant Jugurtha à Sylla. Comme Bocchus était désormais un Allié officiel de Rome, son groupe de statues fut exposé au Capitole sans doute dans l'endroit dédié aux peuples alliés. Sylla ne put que se sentir flatté de l'honneur que lui rendait son ami Bocchus et sans doute est-ce d'ailleurs lui-même qui a suggéré au roi de Mauritanie cette composition. C'est du moins ce que nous laisse sous-entendre la lecture du discours de Bocchus…      
    
Avec ce discours de Bocchus inséré dans sa Guerre de Jugurtha, Salluste commet une autre erreur grossière. Comment n'a-t-il pas réagit en voyant Sylla se faire appeler "simple particulier"? Là encore, une seule réponse s'impose: il a recopié les Mémoires de l'ancien dictateur sans aucun esprit critique.

Conclusion

Il nous paraît désormais certain que Salluste a recopié un long passage des Mémoires de Sylla pour rédiger la fin de sa guerre contre Jugurtha. Certes, Salluste a écrit sans esprit critique, mais au moins, en nous les livrant tel quel, il nous a ainsi préservé quelques précieux fragments qui nous sont bien utiles pour comprendre tant le rôle de Sylla dans la vie politique romaine avant son accession au pouvoir absolu, tant sur les relations diplomatiques entre Rome et la Mauritanie dans les années 100-90. Cela nous éclaire aussi sur le style de Salluste: pour composer la fin de sa Guerre contre Jugurtha, il n'hésite pas à totalement s'appuyer sur la felicitas de Sylla sans le moins du monde la remettre en question. Salluste nous compose ainsi un beau panégyrique dédié à la Gloire de Rome.  

Attardons-nous enfin sur les Mémoires de Sylla. Pourquoi l'ancien dictateur a-t-il mélangé des événements datés en 91 à ceux des années 106-105? Mais est-ce réellement lui qui a commis cette grossière erreur? Nous en doutons fortement. A notre avis, il s'agit plutôt de son jeune secrétaire et affranchi, Lucius Cornelius Epicadius, qui rédigea cette partie des Mémoires de son maître. Sylla a voulu la construction du Tabularium pour que soient conservées les archives du Sénat et de Rome. Sans doute que dans ses Mémoires, le récit de la Guerre de Jugurtha s'appuie sur des archives officielles, car en effet, rappelons que Marius avait fait brûler toutes ses propriétés. Ses archives personnelles concernant Jugurtha devaient donc toutes être détruites. Le discours de Sylla et celui de Bocchus ont-ils été rangés dans un grand "dossier Bocchus" qui couvrait tant la Guerre de Jugurtha que le traité d'Amitié de Rome avec la Mauritanie? Cela nous semble une séduisante probabilité. D'autre part, il nous semble tout aussi évident qu'Epicadius n'a pas été au service de son maître avant la Guerre contre Mithridate. Ainsi, lorsqu'il aide à rédiger le livre sur la Guerre de Jugurtha, pour lui, tout ce qui concerne Bocchus date forcément des années 106-105.

Ainsi, Sylla n'a jamais réellement lu ses Mémoires. Sans doute a-t-il composé quelques notes et grandement insisté sur le style à leur donner… à moins que toutes ses Mémoires n'aient finalement été rédigées après sa mort par ses amis les plus fidèles…  

Cette énigme de Sylla "simple particulier" dans la Guerre de Jugurtha nous aura finalement été très précieuse. Nous avons vu que Salluste a copié les Mémoires de Sylla. Que ce n'est pas l'ancien dictateur qui en a rédigé la plus grande partie, mais son secrétaire Epicadius. Cela nous a permis de mettre en lumière tout le processus par lequel Bocchus est devenu un Allié des Romains. Et enfin, de comprendre que Sylla était non seulement étroitement lié à Bocchus, mais aussi au tribun de la plèbe Livius Drusus.  

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