Rome, un jour proche des ides d'Octobre -81, Lucius Sulla Felix songe à abdiquer la dictature…

Le dictateur Sylla est allongé sur un lit décoré de feuilles dorées. Aimant le luxe et le faste, il vient de donner un somptueux banquet à sa cour d'admirateurs. Il est très tard, ou plutôt très tôt. Le soleil se lèvera dans moins d'une heure. Cela fait longtemps que Catulus, Aurelius Cotta, Mamercus et les autres étaient rentrés se coucher. Les joueuses de cithare se sont endormies dans un coin. Le dictateur est désormais seul avec ses comédiens favoris, Metrobius, Quintus Roscius Gallus et Sorix. Au pied des lits, le bouffon nain et difforme Gnifon, essaie encore de faire rire le maître de l'Empire Romain.

Sylla tient dans la main son canthare en or remplit d'un vin de Falerne vieux de plusieurs années. Le dictateur n'a pas sommeil. Depuis plusieurs jours, il médite son dernier projet…

LSF (croyant parler dans le vide): Ce sera bientôt la clôture de la saison guerrière. Les ides d'Octobre, enfin!

Roscius Gallus (à l'écoute): Oh, non, par pitié! Pas encore une conversation sur la guerre!! Réjouissons-nous plutôt que les légions soient enfin démobilisées. Nous allons pouvoir passer l'hiver à danser, à festoyer et à rejouer tes comédies satiriques favorites au théâtre dictateur!

LSF (Heureux): Mon cher Roscius, il est vrai que tes dernières représentations m'ont enchanté, et c'est bien pour te récompenser que je t'ai offert un anneau d'or…

RG (gêné): C'était un geste beaucoup trop généreux de ta part…

LSF (continuant): Ce qui m'a le plus amusé, c'était de le faire en public, devant le peuple, les sénateurs, et surtout devant les chevaliers… J'ai toujours pensé que les comédiens devaient avoir droit à une meilleure considération de la part de la société romaine. Si vous n'étiez pas là pour nous faire rire, la vie serait si triste… Et tout le monde sait que si j'étais né pauvre, c'est ce métier que j'aurais choisi: acteur!

Sorix (émergeant de sa léthargie): Mais tu es né riche et patricien. Pour notre plus grand bonheur à tous, Imperator Felix!

Et Sorix accompagna son geste en soulevant sa coupe de vin et en la vidant d'un trait.

LSF (parlant comme s'il était seul): Il me tarde de me reposer, et de faire comme mes soldats: me démobiliser et profiter d'une vie tranquille à la campagne. J'ai acquis une belle propriété dans la baie de Neapolis. La mer, le calme, toute ma famille à mes côtés… Je vais abdiquer la dictature.

A ces mots, l'ambiance se refroidit d'un coup. Sorix hoqueta, Roscius se redressa comme s'il venait d'être foudroyé par Jupiter, le visage de Metrobius devint plus pale qu'un morceau de craie. Le bouffon s'immobilisa et finit par s'exclamer: "La fête est finie".

Metrobius: Domine, ne nous dit pas que tu vas nous abandonner!!

LSF: Si Metrobius, c'est bien ce que je vais faire…

Sorix: Mais tu ne peux pas abdiquer! Tu es le maître de l'Univers! Tu es plus puissant que Jupiter! Plus brillant qu'Apollon! Même les dieux de l'Olympe envient ton bonheur, ô grand Lucius Sulla!

LSF (lucide): Oui Sorix, je me suis proclamé "Felix". J'ai dépassé la gloire de Scipion l'Africain qui avait terrassé Hannibal; celle de Scipion Emilien qui a détruit Carthage. (Ironique): Je suis le seul Romain à avoir marché deux fois contre sa Ville, celui qui a détruit Athènes et le Pirée, celui qui a massacré ses propres concitoyens! (Un pli amer au coin des lèvres): Vraiment, quelle grande gloire que celle qui est la mienne!

Metrobius (tombant à genoux devant son seigneur): Domine, nous ne pouvons te laisser dire cela. Tu as capturé Jugurtha, rencontré les Parthes, vaincu Mithridate, détruit les Samnites, mit fin à la Guerre civile! Tu es le Sauveur de la République et tout Rome t'acclame en héros! Tu mérites amplement ton bonheur, dominus!

LSF (caressant les cheveux de Metrobius): J'ai trop de sang sur les mains pour mériter un tel bonheur, ô mon fidèle amour.

Gnifon n'avait plus du tout envie de faire rire le dictateur. Mais il avait son avis sur la question.

Le bouffon: Serais-tu las du pouvoir, ô maître?

LSF: A la vérité, je n'ai pris le pouvoir que pour récompenser mes amis…

RG (bondissant): Je n'en crois pas un mot!!

Sorix (refusant de voir Sylla abdiquer): Tu es comme nous, ô grand Sulla! Tu aimes trop la gloire, les honneurs, les applaudissements du peuple en liesse. Tu n'aimes que jouer les premiers rôles! Tu ne peux quitter la scène alors que tu es au sommet de ta gloire!

LSF: Vraiment Sorix, tu penses cela?

Sorix (effronté): Oui dictator!

LSF (persifflant): Me voilà donc au moins rassuré sur ce point. Si je suis au sommet de ma gloire, c'est donc que je n'ai plus besoin de massacrer personne! Que tous mes ennemis sont vaincus et tous mes amis récompensés. J'ai donc accompli la tâche que je m'étais fixé!

RG: Mais il te reste bien des lois à écrire, non?

LSF (glacial): Et des villes à brûler, et des guerres à faire, et des têtes à couper! (Plus amical): Il y aura toujours une guerre à faire, Roscius. Mais celles-ci, je les laisserai à d'autres…

RG (incrédule): Alors tu vas vraiment abdiquer?

Roscius incrédule

LSF: Cela fait plusieurs jours que je médite ces vers de Solon: "Je crois que le comble de la gloire pour un tyran serait s'il pouvait convertir dans l'intérêt des citoyens une monarchie en démocratie"…

Metrobius, Roscius et Sorix s'entreregardèrent, commençant à comprendre où Sylla voulait en venir, et ils se mirent tous les trois à rire.

Sorix: Ô grand Sulla, j'étais en dessous de la vérité en disant que tu égalais les dieux de l'Olympe. En réalité le DIVUS FELIX veut tous les surpasser…

RG: Ta nouvelle pièce satirique s'intitulera donc "le péché d'orgueil"?

LSF (l'œil mauvais): Continue…

RG: Je vois déjà la scène: le dictateur Sulla s'avance au milieu de l'assemblée du peuple avec sa couronne de chêne et ses 24 licteurs, et dit (imitant la démarche et la voix de Sylla): "Mes chers concitoyens, vous m'avez donné la dictature: je vous ai remercié en vous donnant plus de pain que vous ne pouviez en manger! Vous m'avez accordé le Triomphe: je vous ai offert le plus beau spectacle depuis la fondation de Rome! Vous m'avez surnommé Felix et dédié une statue: me voilà maintenant un homme comblé! Maintenant que l'heure est venue pour moi de vous quitter, je vous demande de me proclamer Divus. Me l'accorderez-vous citoyens?"

LSF (riant aux éclats): Excellent Roscius!!!

Sorix (réfléchissant): Nous pourrions te dédier le plus grand temple de Rome, et psalmodier: "Gloire à Divus Felix!"

Tous les comédiens en chœur: Gloire à Divus Felix! Gloire à Divus Felix!! Gloire à…

LSF (subitement en colère): Assez!!! Ne comprenez-vous donc pas que je ne veux rien de tout cela? Je suis rassasié de gloire et de pouvoir. Je n'aspire désormais plus qu'à la paix et à la tranquillité!

Metrobius (timidement): Mais personne ne souhaite que tu partes dominus.

LSF: Etre le maître de Rome a au moins un avantage: je peux faire mes propres lois! Et vous avez tous raison: je veux que ma sortie de scène soit encore plus inoubliable que mon triomphe.

RG (rassuré): Tu vas donc enfin faire ce que tu as toujours voulu: donner une grande représentation publique dont tu seras l'acteur principal?

LSF: Exactement! Tu as tout compris Roscius!

Sorix: Tu quittes donc le pouvoir pour donner libre cours à ta passion pour le théâtre?!?

LSF: Ne dis pas une chose aussi stupide Sorix! Je quitte le pouvoir car j'aime Rome et la République plus que tout! Je suis le Sauveur de la République, pas le nouveau roi de Rome! Je me suis bien amusé avec mes ventes aux enchères, mais il est temps que je rende le pouvoir au Sénat.

Metrobius: ça ne marchera pas…

LSF: Au contraire, de dictateur, je vais redevenir simple particulier, enfin libéré de toutes mes obligations!

Metrobius: Tu ne pourras pas quitter le pouvoir…

LSF: Mais si, je le peux!

Metrobius (soupirant): Dominus, tout le peuple t'aime. Ils n'ont jamais aimé un homme politique autant que toi…

LSF: C'est normal, je leur ai tout donné!

Metrobius (désespéré): Mais ne comprends-tu pas, ô dictator, que le monde romain est mieux avec toi au pouvoir qu'avec une république démagogique?

LSF (menaçant): Je devrais te faire couper la tête pour oser parler de la sorte!

Metrobius: Alors fais-le, mais je t'en prie, n'abdique pas! Crois-moi: le peuple ne te laissera jamais partir! Il t'aime beaucoup trop!

LSF (touché): En prenant la dictature, mon objectif était de faire cesser cette "république démagogique" comme tu dis, où tout le monde passait son temps à s'entretuer. Je voulais rendre à la République le faste de ses premiers âges. (Des larmes se mettant à couler sur son visage): Et j'ai réussi, Metrobius, j'ai réussi alors que tout était contre moi! Nul autre mieux que moi ne sait combien tout cela a coûté. Combien d'hommes sont morts par la faute de l'ambition et de la démagogie des tribuns de la plèbe, combien d'hommes honnêtes se sont vu ruinés par des jurys corruptibles, combien de guerres auraient pu être évitées à cause de sénateurs sans scrupules. Ceux là, je les ai tous tués, massacrés, exterminés! La République est enfin purifiée! Et à ceux qui sont restés fidèles à la République, j'ai tout donné Metrobius, TOUT!

Metrobius: Oui, dominus, tu as tout donné aux Romains… Mais n'as-tu jamais pensé que le peuple pourrait vouloir te remercier pour ce que tu lui as donné?

LSF: Alors qu'ils érigent un temple à la gloire de Divus Felix si ça leur chante, je m'en contrefiche! Je vais abdiquer la dictature!

Sur ces mots, Sylla se leva et prit la direction de sa chambre.

Metrobius (insistant): Si tu abdiques la dictature avant les élections, ils vont t'élire consul dominus!

Sylla s'arrêta net et se retourna.

LSF (secouant la tête): Le peuple n'osera pas faire ça, ce serait aller contre mes propres lois! Et si ça peut te rassurer Metrobius, j'ai fait couler tant de rivières de sang, je me suis montré tellement odieux avec les sénateurs et les chevaliers dans mes ventes aux enchères, que je suis certain que même si quelques personnes étaient encore assez stupides pour voter pour moi je n'aurais jamais la majorité.

Metrobius: Si tu penses être capable de pouvoir dire "non" à plusieurs milliers de gens qui veulent te remercier et te prouver leur attachement, alors je m'incline dominus.

Le dictateur quitta son salon sur ces dernières paroles.

Les comédiens restèrent seuls et Metrobius se mit à pleurer. Roscius alla le consoler.

RG: Ne t'inquiètes pas inutilement. Tu connais bien notre Imperator, et tu sais combien il a une âme de comédien, peut-être bien plus que nous autres d'ailleurs. Et tu sais ce qui se passe à la fin d'un spectacle? Si la représentation est réussie, le public nous applaudit et nous redemande une ultime prestation. Nous nous inclinons et jouons une dernière réplique. Et je suis prêt à parier que notre dominus fera la même chose. Il ne dira pas "non" au rappel du peuple.

Metrobius (séchant ses larmes): Alors toi aussi tu penses que s'il abdique il se fera élire consul?

RG: Tout l'Empire lui appartient, comment pourrait-il en être autrement? N'y a-t-il donc que lui-même pour ne pas s'en apercevoir?

Par Cornelia Sisenna